L'expression en islam : un équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective

Jamel El Hamri
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Jamel El Hamri est historien, spécialiste de la pensée islamique. Rappelant les fondements théologiques et éthiques de la liberté de parole en islam, il en affirme la possible – mais complexe – convergence avec son expression moderne d’origine occidentale.

Quand on parle de liberté d’expression en islam, on s’exprime sur deux trajectoires civilisationnelles différentes. L’islam a toujours eu une tradition de liberté mais, l’idée de liberté d’expression, telle qu’elle a été conçue en Occident dans les Temps modernes, est au départ étrangère à sa vision du monde. En effet, cette conception de la liberté est située géographiquement comme le fruit de luttes politiques et sociales au sein de la civilisation occidentale mais aussi historiquement avec l’émergence du monde moderne en Europe. Il faut rappeler tout de même que, par le truchement de la colonisation puis de la décolonisation, cette conception s’est propagée dans le monde entier et en particulier dans le monde musulman. Elle est aujourd’hui prise comme étalon de mesure du niveau réel ou supposé de liberté dans une société. Généralement, notamment dans les médias, l’islam est très peu associé au progrès, aux libertés et à l’émancipation des peuples alors qu’il donne, en tant que religion, des libertés au nom d’une conception religieuse et spirituelle de ladite liberté. Les musulmans posent souvent la question suivante : qu’est-ce que la liberté quand on envisage une société et une morale sans Dieu ? Les Occidentaux répondent souvent : qu’est-ce que la liberté religieuse quand elle se traduit peu socialement ? On observe, au sein des pays musulmans et des communautés musulmanes des sociétés occidentales, que ces deux questions entrent en tension régulière et permanente. Dès lors, nous nous interrogerons dans un premier temps sur ce que dit la Tradition musulmane, théologiquement, sur la liberté. Dans un deuxième temps, nous analyserons les considérations éthiques avec lesquelles ont été habillées les libertés dans l’histoire de la civilisation islamique. Enfin, dans un troisième temps, nous verrons comment cette conception de liberté selon l’islam tente, psychologiquement et socialement, de résister voire de laisser une place à celle promue en Europe et dans le monde au sein de la modernité.


1- Tradition musulmane et liberté

Dans le Coran, Dieu nous relate le dialogue qu’Il a eu avec Satan. Cet échange est un des éléments du récit fondateur coranique de la vie humaine sur terre. Dieu aurait pu ne pas communiquer aux hommes cet épisode dans lequel Satan lui a désobéi, pourtant il l’a fait. On peut y voir un exemple de liberté d’expression puisque même Satan, ennemi de l’homme par excellence, a voix au chapitre dans le Coran, Parole divine. Dieu ne lui a pas dit de changer d’avis mais plutôt d’assumer les conséquences de ses propos avec responsabilité. Ensuite, un autre moment important, dans la conception de la liberté dans l’islam, est le Pacte de prééternité (al-mithâq) entre Dieu et les hommes durant lequel tous les humains ont reconnu Dieu. Ce fut un moment où les hommes ont eu cette liberté de ne pas reconnaitre Dieu mais, devant l’évidence, personne ne l’a fait. C’est durant cette période de prééternité, que l’homme a assumé, devant les autres règnes de l’existence, le dépôt (al-amâna) du libre-arbitre que Dieu lui a donné et avec lequel l’homme pourra désormais lui obéir autant que lui désobéir. Il aura ainsi la liberté d’exprimer sa reconnaissance envers Dieu ou non. Dieu fait confiance en l’homme (al-amâna) au point d’en faire son vicaire (khalîfa), lui donnant la responsabilité et la liberté de faire régner la justice sur terre. Finalement, la vision coranique de la nature humaine considère que l’homme est bon par nature. Dans le Coran, Dieu relate plusieurs échanges théologiques entre croyants musulmans et polythéistes arabes. D’ailleurs, le message prophétique se propage dans un climat de défiance, au sein de la société de La Mecque, à l’égard de la liberté d’expression des premiers musulmans. Les débats du Prophète avec les Chrétiens de Najrân, les Juifs de Médine et les Polythéistes arabes sont nombreux et illustrent un rapport libéral à l’expression des autres croyances et opinions. Le prophète Muhammad (pbsl) censurait rarement une personne et faisait de chaque propos une opportunité de transmettre un enseignement. D’ailleurs, un de ses grands enseignements est de dire à la communauté musulmane (umma) qu’elle est une communauté de témoins des excès des hommes. Elle a le devoir, en toute liberté, de conseiller le bien et de condamner le mal devant les hommes en tout lieu, en tout temps, en toute circonstance.


2- Une liberté ontologique et l’éthique dans l’histoire de la civilisation islamique

En islam, il y a un lien entre liberté et responsabilité mais aussi entre liberté et justice. Ainsi, son message regorge d’appels à croire en l’unicité de Dieu et de faire le bien auprès des hommes. Une responsabilité sans liberté comme une liberté sans responsabilité sont, d’un point de vue musulman, inenvisageables. L’islam insiste sur des notions telles que le bon (ma’ruf), le bien (al-khayr), l’équité (al-qist), le bel-agir (al-ihsân), les bonnes actions (al-hasanât) pour un bien vivre-ensemble des individus au sein de la société (1). Il ajoute également la perspective pour les hommes d’aller, au nom de l’Unité divine, vers l’unité des hommes par la coopération, la prévention de tout mal et la fraternisation. La philosophie de la liberté en islam repose dans son ensemble sur une moralité scripturaire. Les limites éthiques que l’islam met sur la liberté d’expression sont bien définies, et sans être exhaustif, en voici les principales :

1. Darâr : Le fait d’infliger un préjudice à autrui avec le hadith du Prophète : « Le musulman est celui dont les autres musulmans n’ont pas à craindre la main ni la langue. » (2)
2. al-jahr bis-su’ mina-l qawl : Proférer de mauvaises paroles en public (3) en voulant nuire à la dignité de l’individu (4).
3. al-ghayba : dire des choses qui déplaisent à son frère : soit elles sont vraies et c’est de la médisance, soit elles sont fausses et alors c’est de la calomnie (5).

Soumise aux mêmes limites morales et éthiques que les autres libertés, la liberté d’expression ne doit jamais provoquer de préjudice à autrui (darâr). Le devoir moral et le comportement éthique sont concomitants à la liberté d’expression au sein de l’islam. Enfin, la liberté d’expression se vit avec la consultation de la société (al-istichara) et en relation avec Dieu qui guide notre liberté d’expression au sein de la société (al-istikhâra). Nous devons rappeler également, en se basant sur les analyses de l’historien Ibn Khaldûn, que les libertés au sein du monde musulman sont soumises politiquement aux rapports de force.


3-L’épreuve de la modernité

Lorsque le monde musulman a été colonisé par les puissances européennes, c’est aussi une conception juridique de la liberté, dont la liberté d’expression, qu’il a découvert. Prenons l’exemple de l’Algérie. Cette liberté qui a été brandie comme un étendard par la France n’était pas accessible pour le colonisé sauf s’il était d’accord avec l’administration coloniale et s’il acceptait la domination politique de la France. Son statut d’indigène et de non-citoyen en France, l’Algérie devenant rapidement après 1830 territoire français, ne lui permet pas de s’exprimer librement. Les musulmans et l’islam ont eu des difficultés à comprendre cette conception de la liberté qui s’est imposée par les armes et la force. Puis, une fois mieux comprise, les musulmans algériens ont vu une contradiction entre les valeurs affichées de liberté issues de la philosophie des Lumières et celles pratiquées par l’administration coloniale française. Pourtant, au XXème siècle, c’est au nom de ces mêmes valeurs de liberté que la cause des colonisés se fera entendre dans le monde. En effet, les colonisés vont instrumentaliser les valeurs de liberté à leur profit alors que le colonisateur s’en est toujours fait le chantre. L’islam, en tant qu’idée religieuse, a bien entendu joué auprès des musulmans un rôle catalyseur d’un désir, moins visible et plus profond, à la fois d’unité et de liberté. A l’indépendance du pays en 1962, le concept islamique de liberté est encore supérieur pour une majorité de musulmans à celui qui prévaut en Occident. En effet, comment expliquer que la liberté issue des droits de l’homme en Europe n’ait pu empêcher que les puissances européennes ôtent la liberté aux peuples non-européens ?

Pour une majorité de musulmans, fiers de leur religion, l’islam reconnaît le droit à la liberté d’expression pour tous les citoyens d’un pays à la condition qu’elle soit utilisée avec justice et bienveillance. Malheureusement, les Etat-nations des pays musulmans sont les héritiers, dans leur rapport aux libertés, des administrations coloniales. L’élan de la lutte anticoloniale était une lutte pour recouvrer les libertés mais les leaders indépendantistes les ont confisquées. On comprend mieux l’exutoire que le printemps arabe a pu représenter pour les peuples en 2011. Encore aujourd’hui, ces deux conceptions de la liberté sont en tension dans la société puisque les élites sont obligées d’ajuster leur politique en fonction des institutions internationales. Tandis que du côté des peuples, on observe qu’ils aspirent aux libertés tout en respectant ce qui est sacré. Nous avons pu l’observer dans les différentes affaires de caricatures du Prophète Muhammad (psbl) en Europe. Elles blessent la majorité des musulmans qui demandent du respect envers leur Prophète. Au nom de quoi se disent-ils, une tradition de caricature européenne, certes si chèrement acquise, devrait-elle s’imposer à tous les autres peuples du monde, sans prendre en compte les autres religions, et au moment où l’on tente d’édifier une civilisation humaine ?


Conclusion

Nous rappellerons que l’islam ne pousse pas les musulmans à déclarer des droits qu’ils ont déjà mais à les vivre et les incarner. De plus, cette liberté ne se pense pas uniquement individuelle mais aussi sur un plan collectif. Aujourd’hui, ces deux conceptions de la liberté cohabitent dans la société musulmane mais aussi chez le musulman en France. La liberté sociale telle qu’elle est conçue en France cohabite avec la perspective de libération spirituelle et morale de l’islam. L’égalité de la Déclaration des droits de l’homme se chevauche avec la vision égalitaire de l’islam considérant, à partir de Dieu l’Unique, que tous les hommes sont ontologiquement et spirituellement égaux. Enfin, la fraternité, valeur de la République, peut inspirer le citoyen français musulman aussi bien que le Pacte de Médine poussant Musulmans et Juifs à la fraternisation. Au moment où l’on veut séparer les populations, dans la droite ligne du prétendu choc des civilisations, selon des critères culturels ou raciaux, le fait d’être capable de faire la synthèse entre ces deux conceptions de la liberté pourrait offrir une troisième voie pour l’humanité. Tout comme les musulmans doivent recevoir et apprendre des autres, ils se doivent également d’apporter aux humains et à leurs concitoyens. Cette conception de la liberté basée sur une Révélation divine, associée à celle des droits de l’homme plus sociale, pourrait inspirer, si elles sont bien comprises et appliquées, beaucoup aux sociétés. J’y vois là, à titre personnel, la possibilité d’un fabuleux témoignage spirituel et moral des musulmans envers la France, une opportunité, d’une certaine manière, de servir les humains au nom du Divin.

Jamel El Hamri

1- Mohammad Fadel Liberté d’expression et islam, éditions CILE et Tawhid, 2017
2- Muslim, Mukhtasar Sahîh Muslim, p. 23, hadith n° 69.
3- Coran s.49/v.11 : O vous qui avez cru! Qu’un groupe ne se raille pas d’un autre groupe: ceux-ci sont peut-être meilleurs qu’eux. Et que des femmes ne se raillent pas d’autres femmes : celles-ci sont peut-être meilleures qu’elles. Ne vous dénigrez pas et ne vous lancez pas mutuellement des sobriquets (injurieux). Quel vilain mot que «perversion» lorsqu’on a déjà la foi. Et quiconque ne se repent pas... Ceux-là sont les injustes.
4- Coran s.4/v.148 « Allah n’aime pas qu’on profère de mauvaises paroles sauf quand on a été injustement provoqué. Et Allah est Audient et Omniscient. »
5- Muslim, Mukhtasar Sahîh Muslim, Dâr al-Maktab al-Islami, Beyrouth, 1984/1404, hadith n° 1806.

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