Les rochers de Jérusalem
Nibras Chehayed - Jabra Ibrahim Jabra
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Nibras Chehayed, à travers la traduction qu’il en fait pour nous, nous présente un texte de l’écrivain palestinien Jabra Ibrahim Jabra.

« Sur le rocher j’ai vécu mes années,
Car je suis né du rocher,
J’ai sculpté ma grotte dans le rocher,
Et de la grotte j’ai prolongé ma maison
Pour mes rêves qui ont jailli
Comme de l’eau pour ma vie.
Même si vaincu, j’ai quitté le rocher
Un jour dans ma migration, (*)
Je l’ai depuis porté comme une montagne
Dans mes artères,
Et c’était ma forteresse partout où je demeurais,
Une ombre, et une nourriture pour ma journée,
Et la source de ma force.
Et quand je me suis révolté, le rocher était (**)
Mon avion à travers les missiles,
Et ma bombe » (1)

Jérusalem (Al-Oods en arabe) constitue un thème récurrent et un fil conducteur dans l’abondante production romanesque du romancier, poète, traducteur de Shakespeare et de Faulkner, critique d’art, critique littéraire et artiste palestinien Jabra Ibrahim Jabra (1920-1994). Cette ville avec ses rochers, ses ruelles et ses oliviers, est le lieu « idéal et idéalisé », « vécu ou revisité » (2) pour les héros de Jabra. Souvent, ceux-ci sont des intellectuels palestiniens qui se confrontent aux différentes expériences de l’exil, et à la recherche d’une terre natale reconstituée par bribes des souvenirs d’enfance, de la mémoire collective et des récits commémoratifs. Les représentations de Jérusalem (qui est une métaphore métaphorisée) se répondent, se multiplient et rivalisent avec les autres personnages clés du roman à commencer par Chasseurs dans une rue étroite (Jérusalem, une perle tombée de la main de Dieu), Un cri dans une longue nuit (la ville/patrie), en passant par Le Navire (le rocher), Les autres chambres (la maison familiale, l’image de la voisine, de la fiancée), En cherchant Walid Massoud (souvenirs de la beauté absolue), jusqu’au Journal de Sarab Affan (les origines et les oliviers), publié en 1992, deux ans avant sa mort.

Jérusalem et les héros de Jabra

Pourquoi Jérusalem ? Elle est sans conteste la ville préférée de l’écrivain. Les justifications sont multiples et de natures différentes : pour sa valeur matérielle (en tant qu’espace/lieu, composante majeure de la littérature palestinienne, qui traduit la nécessité de s’enraciner et de se réapproprier la Terre perdue), pour sa valeur spirituelle (en tant que lieu sacré hautement symbolique), pour sa valeur identitaire (lieu de vie synonyme de passé, de souvenirs d’enfance, d’identité et d’avenir) et enfin, pour sa valeur personnelle (l’expérience de la migration forcée en 1948, de l’exil et de la blessure irrémédiable de la séparation). Dans son article « Les Visages de Jérusalem dans les écrits de Jabra Ibrahim Jabra », Faysal Darraj, auteur et critique palestinien, décrit le rapport de Jabra à Jérusalem comme suit : «  Dieu, l’homme et Jérusalem. Voici les constats qui ont dominé les romans de Jabra. Dans la conception chrétienne, Dieu a créé l’homme à son image et le croyant cherche à correspondre à l’image que Dieu voulait de lui, et Jérusalem est une présence lumineuse, matérielle et symbolique, située sur la terre et étendue jusqu’au ciel. Le palestinien est le «maqdissi» (***) qui vit sur cette terre et regarde le ciel. Malgré les possibilités d’interprétation, le sens reste clair : Jérusalem incarne la beauté et la volonté divines, et le Palestinien représente sa ville, porte sa beauté, se réfugie dans son ombre, et vit avec Jérusalem un temps ouvert et béni » (3).

« Mon expérience palestinienne était une expérience de ‘quitter le paradis’, c’est pourquoi je me souviens d’elle. Je ne peux jamais surmonter cela. Chaque fois que je me rappelle mon enfance à Jérusalem, je désire faire de ce souvenir un poème ou une nouvelle. Je dis toujours : Il y avait une innocence que nous avons perdue, on a peu écrit sur cette période d’innocence […]. Ce n’est pas simplement une nostalgie du passé, mais une cristallisation du passé pour qu’il reste présent, rayonnant » (4). C’est avec ces mots que Jabra décrit son rapport à Jérusalem, qui est fondamentalement un rapport existentiel de mémoire. D’une manière plus générale, Jabra se souvient que dans son enfance il marchait pieds nus, ce qui a façonné le rapport de son corps à la terre. Il se rappelle également comment, enfant, il s’est aussi identifié au Christ, en visitant la Basilique de la Nativité à Bethlehem. En revenant sur ses lieux du passé, Jabra va jusqu’à affirmer que sa mémoire palestinienne n’est pas seulement liée aux événements dont il était le témoin, notamment la Nakba, mais elle relève avant tout de « l’expérience physique de la nature palestinienne » (5). C’est dans ce cadre que nous présentons ici un passage de son roman Le Navire, où Wadii Assaf, l’un des personnages principaux, décrit son rapport aux rochers de Jérusalem. En effet, le rocher est l’un des mythes fondateurs et symboliques de la pensée de Jabra Ibrahim Jabra. Symbole religieux et humain, le rocher s’inscrit dans la mémoire de l’écrivain et sert à transcrire cette mémoire.

Un récit à troix voix

Les événements de ce roman se déroulent dans un navire – étrange territoire flottant – et la narration se développe à trois voix, polyphonie des errements, des angoisses, des espoirs, et des illusions  : trois personnages racontent leurs récits en « je ». Le premier est Hicham Salman qui fuit l’Irak, son pays, et l’accompagnent dans sa fuite une enfance et une adolescence difficiles. Et le désir ardent d’oublier son ancien amour blessé pour Louma, qu’il n’a pas réussi à épouser. Toutefois, ce passé le suit, comme il suit tous les autres personnages du roman, et on découvre que Louma est aussi présente sur le même navire avec son époux, Docteur Faleh, qui se suicide à la fin du roman. La deuxième narratrice est l’italienne Emilia Farnesi, l’amante du Docteur Faleh, qui après avoir enterré son époux décide de faire ce voyage. Le dernier narrateur est le palestinien Wadii Assaf qui rêve de retourner à Jérusalem, et qui durant ce voyage se rappelle son passé, et son ami d’enfance Fâyez Atallah, tué en 1948 lors d’un combat à Jérusalem. Dans son étude sur Le Navire, Allen Roger remarque que la description de la maison de Fâyez correspond à la description que fait Jabra lui-même de sa propre maison (6), comme si le retour de Wadii Assaf sur les lieux de son enfance est en même temps un retour vers le passé du romancier. C’est dans ce retour que nous lisons ce beau passage sur les rochers gravés dans la mémoire...

Nibras Chehayed

Le Navire
Jabra Ibrahim Jabra
extraits

« Comme le rocher, Roc, rocher étaient devenus des mots de passe entre nous. Le roc était le symbole de Jérusalem ; elle ressemblait à un rocher. Son relief suivait les replis du rocher. Le roc est au bord de chaque rue, de chaque chemin. Partout où nous allions, des gens taillaient des pierres pour paver les rues ou pour construire. Les carrières entourent la ville. La Palestine est un roc, sur lequel les civilisations se sont édifiées, parce qu’il est dur, avec des racines si profondes qu’elles atteignent le centre de la terre. Ceux qui résistent comme des rochers bâtissent Jérusalem, bâtissent toute la Palestine. Qui, parmi ses apôtres, le Christ a-t-il choisi pour lui succéder ? Simon Pierre, Simon Rocher. Et les Arabes ? Quel édifice ont-ils bâti pour qu’il soit le plus beau de tous les temps ? La Coupole du Rocher. Et ces hommes semés dans le terrain vague ? Pour une nuit de clair de lune, on voit leurs têtes et leurs épaules pointer hors de leurs trous comme autant de cailloux. Et le Bassin du Sultan, qu’a-t-il qui nous attire tant  ? Le roc entouré d’eau… quand il y a de l’eau… Eh bien ! Chantons la beauté des rochers.

« Un beau jour de printemps... »

Un beau jour de printemps, à l’époque où les rocs explosent en bouquets de fleurs, les lycéens se sont rassemblés dans la cour de la Coupole du Rocher pour partir manifester contre le gouvernement britannique qui ouvrait les portes à l’immigration juive. Fâyez, avec des centaines de camarades, préparait les slogans et les motions. Quand nous sommes sortis en escadrons serrés dans les rues étroites de la ville, lui et moi étions ensemble. Les voûtes retentissaient de nos clameurs ; les boutiques se fermaient et notre masse ne cessait de grossir. A Bâb al-Khalil, l’armée et le police anglaises nous attendaient pour nous disperser. Le torrent tumultueux des jeunes continuait à déferler. Soudain les soldats ont ouvert le feu et se sont élancés contre nous ; on vit s’abattre de partout les pierres et les bâtons, et même les souliers ; les vociférations montaient à pleine gorge. Un de nos amis tomba à terre, blessé à la jambe ; le sang coulait sur ses chaussures et dessinait de petites papillons rouges sur l’asphalte. Nous l’avons emporté sur nos épaules aux cris de «le Rocher !». Le pays entier fut en grève pendant six mois, et de tous les rocs de Palestine surgirent les révolutionnaires.

Au cours du long été qui suivit, Fâyez et moi avons passé des jours et des jours à nous promener dans les rochers et les oliviers. A un moment, nous nous sommes passionnés pour Aïn Kârem, le village natal de Jean-Baptiste, où l’on trouve à la fois les rochers, les arbres et l’eau. Nombreux sont chez nous les villages rocailleux et verdoyants. Un jour, à midi, sous un soleil torride, nous sommes arrivés au village de Silwân – c’est le Siloé de l’Evangile. Nous nous sommes mis en quête de la source. Il n’y avait plus aux abords que deux ou trois femmes ; les autres étaient reparties depuis le matin, avec leurs jarres et leurs bidons pleins. L’eau sort d’une grande grotte, aux marches glissantes. A cette heure-là l’endroit était désert ; la fraîcheur et l’humidité en faisaient un lieu de repos idéal pour des gens comme nous, épuisés de fatigue et de soif par la canicule.

« Le mystère de la naissance de la ville... »

C’était à cette source, dans cette grotte, qu’à l’aube de l’histoire avaient bu les premiers bâtisseurs de Jérusalem ; là ils puisaient la vie pour la cité qu’ils avaient construite sur les rochers dont les gradins s’élèvent jusqu’à la crête de la colline qui depuis est devenue le cœur de la ville. Cette caverne aux eaux vives était la nôtre. Il n’y en avait aucune au monde de plus ancienne. De nous dire cela, c’était comme si nous avions découvert un nouveau continent. Nous sommes descendus par les marches polies jusqu’au sol de la grotte  ; les eaux se répandaient sur les côtés, jaillies d’une grande faille triangulaire, légèrement plus haute que la taille d’un homme. Les rochers glissants, dorés et roses, étaient aussi doux que la peau des femmes qui viennent là le matin et le soir. Nous étions trempés de sueur ; nous nous sommes jetés à plat ventre pour plonger nos visages brûlants et poisseux dans la fraîcheur de l’eau et aspirer sa limpidité lumineuse. Aussitôt après, nous nous sommes déchaussés, nous avons enlevé nos chemises et nous nous sommes assis les pieds dans le courant ; nous nous aspergions et nous léchions les gouttes qui coulaient délicieusement sur nos lèvres. Soudain Fâyez demanda : « Tu crois que quelqu’un peut venir maintenant ? » Avant même que j’aie pu répondre, il avait enlevé tous ses vêtements et sauté nu dans la faille de la source en criant comme un fou :  « Hâï ! Hâï ! Hâï ! ». J’ai éclaté de rire. Son corps avait pris la couleur de la roche vers laquelle il s’élançait. Je revois encore l’éclat de ses épaules et de son dos, et le tremblement de ses fesses, comme deux pierres roses. Il remontait le courant en suivant les courbes de l’anfractuosité ; la lumière jouait avec lui, reflétée par la surface liquide. « Hâï ! Hâï ! Hâï  ! » Echo humide, palpitant, vivant… Que faire, sinon me déshabiller à mon tour et me lancer moi aussi à l’intérieur de la faille bruissante  ? L’eau nous arrivait aux genoux, le fond était lisse, souple sous le pied. Fâyez s’enfonçait dans un méandre de la faille qui devenait étroite et sombre. « Voici les racine  ! Les entrailles  ! La matrice ! » cria Fâyez, quand le plafond se fut abaissé sur lui : il se penchait en avant, aussi loin qu’il pouvait, pour toucher de la main le mystère de la naissance de la ville : « Le roc et l’eau ! » Notre rire retentit dans le caveau bouillonnant et obscur ; l’eau écumait autour de nos cuisses, tendrement sensuelle. Nous nous sommes installés dans un bassin tranquille, immergés jusqu’au ras de la bouche et des yeux. Et nous chantions « O nuit ! O nuit ! » tout en barbotant comme des idiots… puis il a bien fallu quitter notre retraite et revenir à la grotte avant le retour des femmes qui auraient cru que la source avait expulsé deux jeunes garçons nus, de la race des djinns, après leur avoir donné le baptême de l’eau et du rocher.

La maison du prophète David

Quand nous ne nous promenions pas, nous dessinions tout ce qui frappait nos yeux. Moi aussi je m’étais lancé dans l’aventure des lignes et des couleurs. Pour révéler en moi ce talent caché on ne sait où ; il avait suffi d’un mouvement de la main de Fâyez. Il est vrai qu’il avait de belles mains ; à les voir, personne n’aurait cru qu’elles portaient les sacs de plomb, les madriers, les bidons d’eau remplis à la fontaine publique au milieu du quartier. J’ai apporté à la peinture autant de passion qu’à l’étude. J’ai dessiné les collines et les oliviers; j’ai dessiné les maisons, la citadelle du prophète David ; les paysannes qui vendaient le raisin, les radis, les tomates, poussés dans la terre au milieu des rochers. La roche… femme superbe, gigantesque qui s’élève et s’affaisse comme font les seins, le ventre et les cuisses. Plus tard, quand mon père a acheté un morceau de terrain sur le plateau, je me suis retrouvé, comme au temps de Fâyez, amoureux des rochers. Nous avons construit une maison, et moi je chantais la beauté des rochers. J’ai pourchassé de jolies filles, parce qu’elles étaient pareilles aux rochers, à la terre : si dure qu’elle soit, nous en faisons sortir la douceur des légumes et le parfum des fruits.

Lorsque je suis parti à l’Université américaine à Beyrouth, Fâyez est resté à Jérusalem, comme employé dans une administration, parce qu’il n’avait pas de quoi continuer ses études. Mais l’été, je ne revenais que pour lui. Nous discutions interminablement des livres que nous avions lus. Non, il n’avait pas besoin de professeurs ; le feu en lui était toujours vivace ; il examinait chaque idée à l’ardeur de cette flamme ; sa volonté était un rocher » (7).

Jabra Ibrahim Jabra
Traduction inédite de Nibras Chehayed

(*) Par référence à sa ville Jérusalem, et la migration forcée de 1948.
(**) Par référence à la première Intifada « la révolte de la pierre », en 1987.
1- Jabra Ibrahim Jabra, Œuvre poétique complète, Beyrouth, Dar al-Rayyes, 1990, p. 251-252.
2- Voir : Rose Mousleh (poète et chercheuse palestinienne), « Jérusalem dans les romans de Jabra Ibrahim Jabra, l’exemple de Chasseurs dans une rue étroite », Research Center, 2015. (***) L’habitant de Jérusalem/ Al-Qods en arabe.
3- Revue al-Mustaqbal al-Arabi, n° 429, novembre 2014.
4- Jabra Ibrahim Jabra, in Majed al-Samerraii, Dialogue sur les motifs de la créativité avec Jabra Ibrahim Jabra, Tunis, Dar al-Maaref, 1996, p. 235.
5- Ibid., p. 235. Je suis redevable dans cette présentation aux deux chapitres que consacre Jamal Chehayed à Jabra : La Mémoire dans le roman arabe, Beyrouth, al-Mouassassa al-Arabyya lil-dirasat w al-Nachr, 2011.
6- Allen Roger, The Arabic Novel: An Historical and Critical Introduction, Syracuse University Press, 1982, p. 141.
7- Jaba Ibrahim Jabra, Le Navire, traduit par Michel Burési et Jamal Chehayed, Paris, Arcantères, Editions Unesco, 1996, p. 56-59. Titre original du livre Al-Safina.

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