" Le père en crise "
Jean-Luc Rivoire

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Jean-Luc Rivoire est avocat.
Sans doute parce qu’il est spécialiste des affaires familiales,
il s’est intéressé à la relation complexe qui unit Abraham à ses deux fils.
Il nous propose son interprétation de la lecture qu’il fait de ce récit,
dans la Bible, au livre de la Genèse.

Abraham : la difficulté d’être père.

Les mutations des cinquante dernières années nous ont amenés à nous interroger, avec une liberté inimaginable auparavant, sur la notion d’autorité. Les églises, l’école, l’Etat en ont été sérieusement ébranlés. Mais le changement peut-être le plus profond s’est opéré dans la sphère du privé par la déstabilisation de la place du père.

Notre société n’institue plus le père dans la place du responsable de la famille. La revalorisation de la condition féminine, associée à la plus grande fragilité des couples et à l’affaissement des « savoir faire  » et des « savoir vivre » font perdre aux pères la place indiscutable qu’ils semblaient occuper dans le passé. Certes la psychologie et les religions continuent de considérer comme central le rôle des pères. Le droit éprouve le besoin de réaffirmer périodiquement l’importance et l’égalité des deux parents encore que les choses apparaîtraient plus nuancées si l’on s’attachait à une étude systématique du corpus juridique et de son application par les tribunaux.

Que la notion de père soit en crise semble difficilement contestable. Que la crise soit nouvelle, cela n’est pas si sûr. L’histoire d’Abraham est là depuis plus de 2500 ans pour nous dire la permanence de la difficulté d’être père.

La Genèse (premier livre de la Bible) nous propose une exploration des limites au-delà desquelles le père ne peut aller sans risquer de perdre sa qualité :
- Le récit d’Isaac aborde le danger mortel de la fusion entre le père et le fils.
- L’histoire d’Ismaël aborde les menaces de l’effacement du père.

Dans les traditions judéo-chrétiennes et dans l’islam, Ismaël est l’ancêtre des arabes, Isaac celui des juifs et Abraham est l’ancêtre de tous. L’histoire d’Ismaël fait donc partie de nos traditions communes. Que nous dit-elle aujourd’hui à nous chrétiens et musulmans ?

Abraham a deux fils, Ismaël qu’il a eu avec Agar la servante de sa femme et Isaac qu’il a eu dans sa vieillesse avec sa femme Sara.

« Isaac grandit et fut sevré, et Abraham fit un grand festin le jour ou l’on sevra Isaac. Sara voit rire le fils né à Abraham de l’Egyptienne Agar et elle dit à Abraham : « Chasse cette servante et son fils, il ne faut pas que le fils de cette servante hérite avec mon fils Isaac ». Cette parole fit mal à Abraham à propos de l’adolescent, mais Dieu lui dit  : « Ne te chagrine pas à cause de l’adolescent et de ta servante, tout ce  que dit Sara, entends sa voix. Oui, en Isaac sera crié pour toi semence. Mais le fils de la servante, lui aussi, en nation je le mettrai, oui, c’est ta semence. »
« Abraham au matin se lève tôt, il prit du pain et une outre d’eau qu’il donna à Agar, et il mit l’enfant sur son épaule, puis il la renvoya.» (Genèse 21,20).

On peut penser que Sara est bien intransigeante de ne pas supporter le rire de son beau-fils, qu’Abraham est bien effacé et que la mère et l’enfant sont dans une situation bien précaire. On peut y revenir et noter que le rire d’Ismaël est plus qu’un détail, la manifestation d’une liberté, la menace d’occuper la place dévolue à Isaac dont il faut rappeler que le nom même signifie : « il rira ». On peut redécouvrir que ces histoires de filiation est une manière de parler de l’identité de chacun irrémédiablement singulière.

Abraham, la figure emblématique du père dans les cultures du Moyen Orient, lui qui a deux fils, voit sa qualité de père niée deux fois par Sara : « mon fils et le fils de cette servante ». Abraham a-t-il un espace lui permettant d’inscrire Ismaël dans une généalogie ? L’enfant est-il un fils ?

Agar est-elle la servante de Sara ? Est-elle la mère porteuse qui accepte de faire un enfant au couple stérile d’Abraham et de Sara  ? Peut-elle devenir la mère à part entière d’Ismaël ?

Voilà le récit d’un conflit familial qui apparaît saturé de questions d’identité. Abraham, Ismaël, Agar, nous permettent de ressaisir le cœur de ce qui fait l’humanité de l’enfant mais aussi de celle du père et de la mère.

Une invraisemblable signifiance

Mais ce texte nous dit aussi autre chose. Reprenons la dernière phrase, « Abraham se leva tôt, il prit du pain et une outre d’eau qu’il donna à Agar et il mit l’enfant sur son épaule puis il la renvoya.  » Ismaël, qui est ici appelé « l’enfant », est plus haut appelé « l’adolescent ». En effet en Gen.17, 25 on apprend qu’il avait 13 ans avant la naissance de son frère. Au moment qui nous occupe, il est donc âgé de 15 ou 16 ans. Le fait de mettre l’enfant sur l’épaule de sa mère devient une invraisemblance. Comme souvent dans ces textes ce qui peut apparaître comme une anomalie vient souligner l’importance d’un détail.

En quoi cette anomalie significative peut-elle constituer une bonne métaphore de ce que sont les relations familiales ? D’abord il est question de l’histoire d’une rupture dans laquelle chacun balbutie et se construit dans des ajustements permanents. Il s’agit d’une réalité en mouvement. Ensuite nous ne sommes pas en présence d’une histoire édifiante mais d’un montage poétique, c’est à dire qui produit du sens. Mettre Ismaël sur l’épaule de sa mère est un montage qui met en œuvre une dynamique des places. Renvoyer l’enfant c’est pour Abraham, renoncer à occuper la place du père. Abraham refuse parce que cela « lui fait mal à propos de l’adolescent » mais aussi parce que c’est par Ismaël qu’il sera lui-même Abraham (nom qui signifie le père de peuples, au pluriel). En jouant sur la place de l’enfant, Abraham peut renvoyer Agar sans renvoyer Ismaël (« puis il la renvoya »). Cet instant introduit un avenir ou le ferme.

Penser la fraternité.

Il faut bien admettre, en effet, que la paternité est problématique, elle l’a toujours été, elle le restera et c’est en cela qu’elle est précieuse. Aucun ordre religieux, moral ou politique, aucune technique psychologique ou comportementaliste ne peuvent épargner à notre génération, comme à celles qui l’ont précédée, d’avoir à se confronter à cette complexité.

Essayer de penser la paternité suppose certainement de retrouver ce qui fait notre humanité. Ce travail, s’il est nécessaire au cheminement de la vie privée de chaque individu, est également incontournable pour toute société politique parce qu’il s’agit d’une tâche de fondation.

La part de moi, la part de l'autre

A titre de conclusion je voudrais évoquer la réflexion d’Emmanuel LEVINAS dans « le temps et l’autre » par laquelle il plonge au cœur de ce qui se noue dans la relation du père et de l’enfant  : « Le fait de voir les possibilités de l’autre comme vos propres possibilités, de pouvoir sortir de la clôture de votre identité et de ce qui vous est imparti vers quelque chose qui ne vous est pas imparti et qui cependant est de vous, voilà la paternité. Une relation avec un étranger qui, tout en étant autrui est moi. La relation du moi avec moi-même qui est cependant étranger à moi (…) Ce n’est pas selon la catégorie de la cause, mais selon la catégorie du père que se fait la liberté et que s’accomplit le temps (…) La paternité n’est pas simplement un renouvellement du père dans le fils et sa confusion avec lui. Elle est aussi l’extériorité du père par rapport au fils. Elle est un exister pluraliste. »

Initiation à la loi, apprendre à faire la part de moi et de l’autre, contenu concret du temps, faire de la liberté… Et si nous nous décidions à réinvestir la question du père ?

Jean-Luc Rivoire



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