L'émir Abd-El-Kader et le pardon
Loïc Barrière
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Loïc Barrière, journaliste et écrivain, a fait paraître un livre “ Le Roman d’Abd-El-Kader ” (Edition “ Les points sur les  i ”) . Il a bien voulu retracer pour nous le portrait de cet homme de foi qui sut être fidèle à son pays et oeuvrer pour la réconciliation entre les peuples.

Abd-El-Kader, un homme spirituel

Abd el-Kader est bien plus qu’un chef de guerre. Homme d’Etat, guide spirituel, écrivain, poète, c’est surtout une figure humaniste universelle. Sa guerre contre la France a duré 15 ans mais il a vécu encore 35 ans après sa reddition. Pour comprendre comment il est devenu le musulman le plus respecté et le plus aimé des Français, il faut s’intéresser à son enfance. Il grandit dans une confrérie religieuse de la région d’Oran dirigée par son père. Il pratique le soufisme qui invite à la tolérance et vise à l’élévation spirituelle de ses adeptes.

Les questions politiques apparaissent très tôt dans sa vie. Les confréries religieuses se soulèvent régulièrement contre les autorités ottomanes qui règnent sur l’Algérie. La répression est sanglante. Abd el-Kader a dix ans quand le dernier bey d’Oran ordonne l’exécution de son père qui sera finalement épargné et placé en résidence surveillée.

Adolescent, il s’apprête à accompagner son père à La Mecque. Des centaines de fidèles se joignent à eux. Prenant ombrage de la popularité du marabout, le bey d’Oran les assigne à résidence durant deux ans ! Lorsqu’Abd el-Kader peut enfin accomplir le pèlerinage, il a 17 ans. Au Caire, il est impressionné par les réformes mises en place par Mehmet Ali, le vice-roi d’Egypte qui a pris ses distances avec les Ottomans dont il est pourtant le vassal.

Après la prise d’Alger en 1830 puis des principaux ports, le bey d’Oran demande la protection du père d’Abd el-Kader qui est prêt à lui pardonner. Mais le fils a une première intuition politique : les tribus arabes ne doivent pas soutenir les Ottomans contre les Français. Son père se rallie à cette idée. Le bey se rendra et s’exilera à Alexandrie. Trois premières tribus arabes choisissent alors de confier leur destin à Abd el-Kader, cavalier émérite mais âgé seulement de vingt-cinq ans.

Durant 15 ans, il mènera la guerre tout en essayant de rassembler les tribus arabes tentées de négocier des paix séparées avec la France. Visionnaire, il établit les fondations d’un État qui ne verra le jour que 79 ans après sa mort. Il crée ainsi le premier drapeau algérien, la première monnaie, la première armée régulière. Parallèlement, il mènera des recherches spirituelles et intellectuelles, allant jusqu’à réunir les textes du maître soufi qu’il vénérait le plus, Ibn Arabi (1165-1240) auprès duquel il sera inhumé à Damas. C’est dans cette ville qu’il sauvera des milliers de chrétiens d’un massacre en 1860.

Un comportement admirable

Abd el-Kader s’est attaché, dans sa vie personnelle, à prêcher par l’exemple. Des vêtements pareils à ceux de ses hommes, pas de demeure somptueuse, très peu de possessions en dehors des manuscrits et des livres qu’il chérissait par-dessus tout. Son ascétisme, mal compris par les chefs de tribus, impressionnait les Français.

Lors de ses années de guerre, il s’est efforcé de bien traiter les prisonniers. Il a rédigé une charte en ce sens dès 1837. Sa mère, l’une des rares femmes algériennes à savoir lire et écrire, s’assurait personnellement qu’ils étaient bien nourris. L’émir est allé jusqu’à proposer au premier évêque d’Alger, Monseigneur Dupuch, d’envoyer un prêtre dans sa smala, à la condition qu’il ne communique pas la position du campement à l’armée.

En refusant d’exécuter les captifs, contrairement aux usages de l’époque, l’émir Abd el-Kader a bousculé les certitudes des généraux français. Ces derniers craignaient que sa mansuétude ne le rende populaire auprès de la troupe. Une poignée de soldats français a d’ailleurs déserté pour le rejoindre. Et les anciens captifs ne tarissent pas d’éloges sur lui. En janvier 1848, le capitaine Morizot apprend que l’émir est détenu à Toulon. Il écrit au ministre de la guerre  : «  Rentré de captivité en 1841, sans avoir auparavant remercié l’Emir, je ne dirai pas seulement les soins, mais les attentions et les prévenances même dont il m’a fait entourer pendant les dix mois que j’ai passés au milieu de ses Arabes. Je viens avec l’assentiment de mon colonel vous prier de vouloir bien m’accorder l’autorisation de remplir un devoir aussi naturel que sacré. »

En 2013, le président du Comité International de la Croix Rouge Peter Maurer a déclaré que l’émir Abd el-Kader fut le « précurseur de la codification du droit international humanitaire. » Il est considéré comme l’un des inspirateurs des accords de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre. C’est d’autant plus remarquable qu’Abd el-Kader faisait face à deux forces antagonistes. D’une part, les Français qui multipliaient les crimes de guerre, comme les « enfumades » qui consistaient à emmurer des civils réfugiés dans des grottes et à les asphyxier, ou le massacre de la tribu des Ouffia par le duc de Rovigo en 1832. D’autre part, les autres tribus rejetaient son humanisme. N’oublions pas qu’il n’appartenait pas à la noblesse d’épée. On peut citer le massacre des Juifs de Mascara par des tribus que l’émir n’arrivait plus à contrôler. Son cousin et beau-frère est allé jusqu’à lui désobéir en ordonnant l’exécution de dizaines de prisonniers français. Éloigné de son campement, Abd el-Kader apprendra la nouvelle bien plus tard.

Chef de guerre et homme de foi

Pour les Français, Abd el-Kader est bien sûr l’ennemi, celui qui gêne la conquête de l’Algérie. Ses troupes sont très mobiles car elles se ravitaillent dans les villages, donnant le tournis à l’Armée d’Afrique. Dans un mémoire adressé au Ministre de la Guerre, en novembre 1845, Bugeaud écrit : « Il faudrait être sorcier pour deviner ses mouvements et que nos soldats eussent des ailes pour l’atteindre. » Surnommé « le Sultan des Arabes », l’homme est insaisissable, allant à cheval d’un point à un autre du pays. Il change deux fois de capitale, puis crée cette fameuse smala, capitale itinérante prise en 1843.

Les militaires qui ont conclu des traités avec lui, Desmichels ou Bugeaud, sont subjugués par sa personnalité, conscients d’avoir affaire à un homme exceptionnel. D’après Ernest Mercier, Bugeaud aurait écrit : « Cet homme de génie que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha est pâle et ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné de Jésus-Christ. » J’ai tendance à croire à la sincérité de Bugeaud. Cette phrase résume bien la complexité d’un personnage comme Abd el-Kader, tout à la fois chef de guerre et homme de foi. Bugeaud a parlé d’une « guerre épineuse qui s’appuie sur le fanatisme religieux et l’esprit d’indépendance nationale. » Pour ma part, j’aurais tendance à le comparer à Jeanne d’Arc et s’il n’a pas fini au bûcher, il s’est en quelque sorte sacrifié en respectant sa promesse de ne plus jamais remettre les pieds sur sa terre natale.

En décembre 1847, Abd el-Kader est un homme isolé. Non seulement le Sultan du Maroc ne veut plus lui accorder sa protection mais il s’est allié avec les Français pour le capturer ou le tuer. Quant aux autres tribus algériennes, elles sont à bout, après quinze ans d’une guerre sans merci. Abd el-Kader pourrait s’enfuir, se fondre dans une tribu et vivre caché en attendant des temps meilleurs. Mais c’est une solution qu’il refuse, la jugeant indigne du rôle historique qu’il a joué. Il décide alors de se rendre aux Français à condition qu’on le transporte, lui et ses proches, à Alexandrie ou Saint-Jean-d’Acre. Les termes de la reddition sont acceptés. Pour Abd el-Kader, cette « soumission » est honorable puisqu’il n’a pas été capturé lors d’un combat et s’est rendu volontairement. La scène a été maintes fois rapportée : avant d’embarquer sur l’Asmodée qui devait le transporter en Orient, il s’est avancé vers le duc d’Aumale en tenant son cheval par la bride. Face à l’homme qui avait massacré et capturé les siens lors de la prise de la smala, il a eu ces mots : « Je t’offre ce cheval, le dernier que j’ai monté. C’est un témoignage de ma gratitude et je désire qu’il te porte bonheur. » Le duc d’Aumale a répondu : « Je l’accepte au nom de la France, dont la protection te couvrira désormais, comme un signe d’oubli du passé. » L’aman, sauf-conduit qui garantit la protection du vainqueur au vaincu, lui est accordé. Le duc d’Aumale lui octroie la somme de 6000 francs pour subvenir à ses besoins.

Au temps de l’exil

Au total, 97 personnes l’accompagnent en exil, soit 61 hommes, 21 femmes, 6 filles et 9 garçons, parmi lesquels sa vieille mère, ses trois femmes, ses enfants, neveux et nièces et ses compagnons d’arme les plus proches. Abd el-Kader est certain que Louis-Philippe respectera ses engagements. Un roi ne trahit pas ses promesses ! Le bateau appareille cependant pour Toulon où Abd el-Kader et les siens sont assignés à résidence. Des échanges de lettres entre le colonel L’Heureux et le ministre de la Guerre évoquent le versement de pensions aux adultes, calculées selon leur rang.

Louis-Philippe charge le Colonel Daumas, du 1er régiment de Spahis, d’inciter « l’ex-Emir à renoncer de lui même à l’exécution de la promesse qui lui a été faite d’être transféré à Saint Jean d’Acre ou à Alexandrie. » (Lettre du ministre Trezel de janvier 1848.) Les échanges de courrier montrent que le roi redoutait de voir l’émir organiser la lutte depuis l’Orient. Mais Abd el-Kader ne veut pas rester en terre chrétienne. Louis-Philippe tergiverse puis finit par entamer des négociations avec l’Egypte pour le transférer à Alexandrie quand éclate la révolution de février 1848. Les changements politiques retarderont de cinq ans la libération de l’émir.

Entre Toulon et Damas

Comprenant qu’il n’est pas libre de ses faits et gestes, il choisit de mener une vie de reclus plutôt que d’accepter les propositions de sorties à l’extérieur. Pas question pour lui de se montrer à la foule car ce serait courir le risque d’être un objet de curiosité. Surtout, il ne veut pas donner le sentiment d’accepter sa situation. Or, aller en ville, que ce soit à Toulon, Pau ou Amboise, donnerait l’impression fausse qu’il a décidé de son plein gré de vivre en France. Durant ces cinq ans d’assignation à résidence, il mènera une vie d’ascète, consacrant son temps à la prière, à la méditation et à la lecture, ne cessant de réclamer d’aller en Orient.

En 1852, Louis-Napoléon a entamé une tournée triomphale à travers la France quand il vient en personne annoncer à l’émir qu’il sera libéré, refusant d’écouter Saint-Arnaud qui lui conseillait la prudence. Le prince-président a lui-même connu la prison et l’exil. Celui qui s’apprête à devenir Empereur veut respecter la promesse de la France. Il annonce ses dispositions par écrit : « Depuis longtemps, votre captivité me cause un réel chagrin. Elle me rappelait sans cesse que le gouvernement qui m’avait précédé n’avait pas rempli ses engagements à l’égard d’un ennemi malheureux ; et à mes yeux, il est humiliant pour une grande nation d’avoir assez peu de confiance en sa propre puissance pour renier ses promesses. » Il lui octroie une pension digne de son rang : 100 000 francs par an. Une somme dont l’émir ne conserve que la moitié, reversant l’autre moitié à ses anciens lieutenants et aux nécessiteux. Abd el-Kader fait à nouveau le serment qu’il ne retournera jamais en Algérie.

Avant de partir à Brousse, en Turquie, Abd el-Kader se rend à Paris pour rendre hommage à son libérateur. Les deux hommes se retrouvent à l’Opéra où ils sont acclamés. L’émir est invité par Louis-Napoléon à Saint-Cloud puis à Versailles. Le prince-président lui offre un cheval blanc. Abd el-Kader tient à entrer à la Madeleine et Notre-Dame. Il s’incline devant le tombeau de Napoléon aux Invalides. Le 2 décembre 1852, jour de la proclamation de l’Empire, Abd el-Kader est l’un des invités d’honneur de Napoléon III. Il assiste à la cérémonie du couronnement parmi les grands dignitaires de l’Etat et les fonctionnaires. Le 21 décembre, Abd el-Kader embarque pour la Turquie.

L’amitié entre Abd el-Kader et Napoléon III est d’abord la rencontre entre deux hommes d’honneur, deux hommes d’Etat qui s’estimeront toute leur vie. Entre 1860 et 1865, Napoléon III a envisagé d’installer Abd el-Kader à la tête d’un Royaume arabe en Orient, une offre que l’émir a repoussée en rappelant qu’il avait abandonné toute ambition politique. Apprenant la chute de l’Empereur en 1870, Abd-el-Kader lui fait parvenir son épée.

Il effectue un bref retour à Paris où il assiste à un Te Deum à Notre-Dame en présence de l’Empereur pour fêter la victoire de Sebastopol. Puis il s’installe à Damas, son dernier lieu de résidence en 1856. Il est accueilli en héros, en présence du gouverneur de Syrie et d’un détachement militaire.

Apprenant qu’il a élu domicile à Damas, des centaines d’Algériens le rejoignent. Ils deviennent commerçants, agriculteurs. Chef de cette communauté, Abd el-Kader est surveillé à la fois par les Ottomans et par la France. Il mène pourtant une vie paisible, rythmée par l’étude et la prière.

Face aux chrétiens persécutés

Lors des pogroms anti-chrétiens, en 1860, il enfourche son cheval, rassemble ses hommes et organise le sauvetage de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Les rescapés sont accueillis dans sa maison et dans celle de ses voisins. Les fanatiques musulmans lui lancent : « Comment, toi qui a tué tant de chrétiens, tu veux nous empêcher de les exterminer ? » Il leur répond : « Musulmans, vous vous conduisez comme des fous ! Moi aussi j’ai fait la guerre aux chrétiens. Mais je l’ai faite en guerrier, non en assassin ! » Plus tard, dans une lettre à la Loge maçonnique Henri IV, il écrira que « la loi islamique ne contraint personne à renoncer à sa religion. » Son héroïsme fera les gros titres dans la presse européenne et même aux Etats-Unis. Des lettres et des cadeaux lui parviennent du monde entier. Il reçoit des médailles de la part de la Grèce et de la Russie (notamment pour le sauvetage des orthodoxes), de la France, de Grande-Bretagne. Le président des Etats-Unis, où une ville de l’Iowa a été nommée Elkader en son honneur quatorze ans plus tôt, lui envoie deux pistolets incrustés d’or.

Un modèle de miséricorde

La dimension soufie d’Abd el-Kader mérite qu’on s’y arrête. Le soufisme est considéré par ses adeptes comme le coeur de l’Islam, et non comme une voie parallèle, voire un mouvement sectaire.Toute la vie d’Abd el-Kader peut être relue à la lumière de sa pratique de l’Islam. La notion de miséricorde est essentielle. Certes, il a fait la guerre au nom du jihad mais il s’agissait pour lui d’une guerre défensive qui interdisait la barbarie. Durant ses quinze années de combat, il n’a cessé de dire que son but premier était le grand jihad, le combat intérieur, celui qu’on mène contre soi-même, ainsi que l’indique le Coran. A l’heure où chacun s’interroge sur les moyens d’empêcher l’Islam radical de prospérer, le soufisme pourrait être une réponse possible pour les jeunes musulmans en quête de sens. La figure d’Abd el-Kader est un modèle positif. Quand Daech décapite ses otages, il est utile de rappeler la façon avec laquelle l’émir traitait les prisonniers de guerre. Lorsque les fanatiques détruisent des trésors de l’humanité comme les Bouddhas de Bamyan, Palmyre ou les manuscrits de Tombouctou, souvenons-nous qu’Abd el-Kader sauvegardait tous les manuscrits qu’il pouvait. Et s’il vivait aujourd’hui, il alerterait le monde sur le sort des chrétiens d’Orient et des minorités religieuses persécutées par les extrémistes. Enfin, il est important de noter que le portrait de ce musulman qui a accompli le jihad figure devant l’entrée du principal temple du Grand Orient de France, gardien vigilant de la laïcité en France. Aimé et respecté autant en Algérie qu’en Orient ou en France, Abd el-Kader est la preuve que les civilisations peuvent dialoguer et trouver des espaces communs.

Loïc Barrière

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