Le désarroi d'un avocat
Maître Maurice Buttin
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«J'aborderai en premier lieu les problèmes de la justice au quotidien, ceux qui intéressent le plus les Français. J'examinerai ensuite la question des « affaires sensibles» liée à la « suppression du juge d'instruction», envisagée devant la Cour de Cassation, en janvier dernier, par le président de la République, la mesure phare du rapport Léger sur la réforme de la procédure pénale, qui lui a été remis fin août.»
Maurice Buttin


La justice au quotidien

Pour moi, l'équation est fort simple à réduire : seul le manque crucial de moyens des juridictions entraîne une justice bien trop lente au civil, notamment en matière familiale ou prud'homales - d'où des convocations à audience beaucoup trop tardives -; des jugements ou arrêts des Cours d'Appel, souvent peu ou hâtivement motivés ; une justice, en revanche, trop expéditive au pénal sur comparution immédiate ; trop lente devant les juges d'instruction, aux cabinets beaucoup trop chargés de dossiers ; des décisions, hélas, exécutées avec des mois de retard en matière correctionnelle, alors que le condamné a parfois repris ou trouvé du travail!

Chacun doit en être informé. La France manque d'abord de magistrats : elle en compte environ 8.500 aujourd'hui, soit, proportionnellement à la population, guère plus qu'en 1914 ! Or, nul n'ignore les progrès techniques et matériels, les modifications de la vie économique et sociale, depuis, multipliant les différends judiciaires. L'Allemagne, elle, doit avoir plus de 18.000 magistrats ! Le comble se retrouve au concours d'entrée à la prestigieuse Ecole Nationale de la Magistrature : 3.000 candidats en 2008 pour 80 postes seulement. En cinq ans, le recrutement de magistrats a été divisé par deux... Et, dès lors, combien de juges, plus que consciencieux, Suvrent chez eux tous les week-ends pour essayer de remplir au mieux leur écrasante tâche !

Et, que dire du manque de greffiers, d'auxiliaires de justice ! Tous croulent sous le travail. Et, malgré tout, ils accumulent des jours et des jours de retard. Pour taper les jugements, les notifier aux parties... Ce ne sont pas les fameuses « 35 heures de travail » par semaine, tant décriées, mais 70 heures qu'il leur faudrait pour être à jour.

En bref, pour essayer de rattraper les deux grandes démocraties européennes, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, le budget de la Justice devrait au moins être doublé. Nous somme très loin du compte, et notre pays se trouve classée au 35ème rang européen pour sa Justice ! Quelle tristesse ! Le pays des Droits de l'Homme !


La suppression du juge d'instruction

Dans notre tradition, toute victime est en droit de choisir un juge d'instruction (indépendant) qui instruit, à charge et à décharge. Ainsi, lorsqu'il exerce bien son métier, que le temps lui est laissé pour ce, il est le garant de l'impartialité de l'enquête. Mais, d'ores et déjà, de nombreuses enquêtes sont menées de bout en bout par le parquet, (le procureur) préalablement saisi, et les magistrats instructeurs ne sont désignés par la suite qu'avec parcimonie. D'où la conclusion, par certains professionnels, que la suppression du juge d'instruction est déjà rentrée dans les moeurs ! En 2008, par exemple, 641 informations judiciaires ont été ouvertes à Paris, tous services confondus, contre 1.039 en 2007. Si la saisine du juge d'instruction reste obligatoire en matière criminelle, l'évolution est particulièrement sensible dans le domaine financier (comme par hasard !) : 88 procédures ont été confiées à des juges d'instruction en 2007, contre 21 en 2008... Ainsi, le domaine d'action se rétrécit come une peau de chagrin.

Le rapport du Comité présidé par l'ancien magistrat Philippe Léger propose tout simplement de confier les pouvoirs d'enquête aux seuls procureurs qui resteraient hiérarchiquement sous tutelle du ministre de la Justice ! Comme l'a très bien dit Me Corinne Lepage, députée européenne et vice-présidente du Mouvement Démocrate : « Le but évident est de donner à l'exécutif le moyen de déterminer les affaires qui doivent être jugées et celles qui doivent être oubliées ». (C'est-à-dire que le procureur sera chargé de classer les affaires politico-judiciaires les plus dérangeantes). Et d'ajouter : « La suppression du juge d'instruction, sans reconnaissance corrélative de l'indépendance du parquet, est un recul sans précédent de l'état de droit en ce qu'il en reste ». De son côté le sénateur socialiste et ancien ministre de la Justice, Robert Badinter a qualifié le rapport Léger : « premier acte d'une OPA de l'exécutif sur les affaires les plus importantes de la justice pénale ». « Comment croire à l'indépendance des membres du parquet dans les affaires sensibles, aussi longtemps que leur carrière, et notamment leur promotion, sont soumises au pouvoir politique » s'est-il interrogé ?


La démocratie en jeu

De fait, en déclarant « il est temps que le juge d'instruction cède la place à un juge de l'instruction, qui contrôlera le déroulement des enquêtes mais ne les dirigera plus  », Nicolas Sarkozy entend laisser au procureur le soin de mener seul les investigations. Et il n'a nullement été question d'envisager l'indépendance de ce magistrat dans le discours du Président. Le procureur est-il encore un magistrat ? Pour sa part, la Cour européenne des Droits de l'Homme le conteste dans un arrêt rendu en 2008. Certains tentent de le rester, mais ils ont grande difficulté à suivre les ordres du ministre, en leur conviction personnelle.

J'ai évoqué la suppression du juge d'instruction. Il y aurait bien d'autres choses à dire, car le système pénal connaît aujourd'hui de grands autres bouleversements : aménagement de la procédure pénale ; loi de rétention de sûreté au nom de la dangerosité ; peines planchers pour les récidivistes ; adaptation de la justice pénale des mineurs. En bref, accélération de la répression...

Je conclurai en reprenant les propos d'un ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, ancien président de l'Union syndicale des magistrats, Dominique Barella, dans Le Monde du 23 janvier 2009 : « La justice française, décriée, sans moyens, normalisée, productiviste, a besoin de respirer, pas d'être étouffée par une hiérarchie en symbiose total avec le pouvoir exécutif qui la fouette et la gratifie. Le carrosse de l'exécutif fonce en emportant le pouvoir législatif dans ses malles et le pouvoir judiciaire sur le marchepied. Le peuple va finir par trouver que cela suffit ».

Oui, pour moi la démocratie est désormais en jeu dans notre doulce France. En voulant supprimer le juge d'instruction sans réformer le statut du procureur, Nicolas Sarkosy poursuit ses atteintes aux libertés publiques et aux droits des citoyens.

Me Maurice Buttin, Avocat honoraire.



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