La vérité du Coran
Selami Varlik
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Selami Varlik est un jeune intellectuel préparant une thèse de doctorat à l’EHSS. Sa culture et sa foi musulmane le conduisent à s’interroger: comment rejoindre dans l’histoire présente la vérité éternelle que nous livre le Coran?


Vérité et Parole de Dieu

Posée dans le contexte de la parole coranique, la question de la vérité se trouve de prime abord confrontée à la façon dont la pensée musulmane conçoit l’essence même du livre divin. Or, celui-ci est considéré comme la parole de Dieu à la lettre, et non uniquement dans l’esprit. La forme verbale étant elle-même sacrée, le Coran représente la manifestation par excellence de la présence divine parmi les hommes. En ce sens, même s’il fut révélé durant vingt-trois ans, le Coran est, pour la plupart des écoles théologiques musulmanes, la parole incréée de Dieu. Ainsi, le texte coranique lu par le croyant est la parole même de Dieu, éternelle et incréée. C’est dans son essence même que le Coran porte le divin; d’où l’importance qui peut être accordée en islam à la récitation du Coran en arabe ou à sa mémorisation par cœur, quitte à ne pas en comprendre la signification, étant donné que le livre est parole dans le lafz (« expression ») comme dans le ma‘na (« sens »). Réciter le Coran ou le porter dans son cœur représente alors pour le croyant un moyen d’être en contact quasi intime avec Dieu, puisque le Coran est précisément ce qu’il y a de plus divin dans le règne humain. Ce qui explique également toutes les dispositions que doivent prendre les musulmans dans leur rapport au Livre divin, comme, par exemple, le fait de ne jamais le toucher sans être en état de pureté rituelle. Dans la même idée de respect à l’égard de la parole sacrée, lorsque que le Coran est récité par une tierce personne, il faut se taire et écouter afin de recevoir la miséricorde divine que porte sa parole.

Descente du Coran et Révélation en Jésus

La métaphore spatiale de la descente verticale est ici significative. C’est le verbe « descendre » (nazala) qui est employé pour qualifier son mode de venue parmi les hommes. Parler du Coran en terme de « révélation » ne donne pas la pleine mesure de cette conception de la parole divine, étant donné que la notion chrétienne de « révélation » (du latin revelatio) exclue les connotations spatiales de l’idée de descente ; elle est une métaphore signifiant une certaine forme de dévoilement. Or ce concept est étranger au Coran et à l’islam : la notion de wahy (« révélation») a une connotation très différente de la revelation chrétienne. Ce qui est révélation dans un contexte biblique est plutôt descente dans le cadre du Coran. Le Prophète n’est donc qu’un simple transmetteur d’une parole qui le transcende. Massignon indique à ce propos que « si la chrétienté est, fondamentalement, l’acceptation et l’imitation du Christ, avant l’acceptation de la Bible, en revanche l’Islam est l’acceptation du Coran avant l’imitation du Prophète ». Ainsi, le Coran, Parole de Dieu, tient, pour le musulman, la place que Jésus-Christ tient pour le chrétien. En islam les statuts de l’homme et du livre sont inversés par rapport au christianisme. D’un côté, Jésus-Christ est la Parole de Dieu dont l’écriture biblique assure la transmission, alors que, de l’autre côté, c’est le Coran qui est, dans son essence même, Parole divine et c’est le prophète Mohammed qui est chargé de la transmission du message.


Les « Gens du Livre » face à la vérité

L’expression coranique « Gens du Livre » peut donc ici être trompeuse puisque derrière une commune importance accordée à la notion d’Ecriture se cachent deux conceptions différentes du statut de celle-ci. Dans le Coran même, Jésus est présenté, dans le verset 45 de la sourate 3, comme une « parole divine ». Si l’on doit pousser le parallèle plus loin, il faudrait d’ailleurs comparer, le Prophète illettré à la Vierge Marie qui reçoit un être dont la genèse est purement miraculeuse, transcendante ; et comparer les Evangiles à une Sirat an-nabi, récit de la vie du Prophète. Cette comparaison explique la raison pour laquelle si pour le chrétien la présence du divin passe par la figure de Jésus, pour le musulman le lien avec le sacré ne peut se faire que par le Coran.

Histoire de malentendus

Cette différence occasionne des malentendu notamment dans le cadre des reproches de falsification des textes sacrés que les musulmans peuvent adresser aux chrétiens. Dés ses débuts, la tradition chrétienne avait parfaitement conscience que les écrivains sacrés étaient bien les auteurs des livres rédigés par eux-mêmes, avec leur style et la culture de leur époque. Comme le rappelait le père Robert Caspar dans un article sur le sujet, il faut avant tout comprendre la révélation des autres telle qu’ils la définissent eux-mêmes. Ainsi, si les musulmans doivent être conscients de ces différences, les chrétiens eux-mêmes devraient, selon lui, se montrer moins impatients à exiger de l’islam un questionnement historiciste du Coran, qui a été plus facilement possible dans un contexte chrétien.

Pourtant, cette comparaison entre le Coran et Jésus est ancienne. Elle apparaît déjà dans les débats des mutazilites aux premiers siècles de l’islam, quand ils défendaient l’idée que le Coran était créé, dans un contexte de polémiques antichrétiennes, notamment pour réfuter qu’il puisse exister d’autres réalités éternelles auprès de Dieu.

Le lieu de la parole : en Dieu ou en humanité ?

Les débats sur la double nature - humaine ou divine - du Christ eurent leur équivalent en islam à propos du Coran, créé ou incréé. Le mutazilite, qui apparut au VIIième siècle et qui marqua la théologie musulmane jusqu’au XIIIième siècle, voulait dire que de même que les musulmans reprochent aux chrétiens d’idolâtrer Jésus, de même eux-mêmes associent à Dieu une autre réalité éternelle qu’est en l’occurrence le Coran. C’est donc le souci de préserver l’unicité et la transcendance divines qui les poussa à défendre l’idée que le Coran avait été créé dans le temps. Si aujourd’hui la doctrine du Coran incréé est acceptée par la quasi-totalité du monde islamique, la pensée musulmane n’a pas toujours été unanime sur cette façon de concevoir le Coran. Les mutazilites refusèrent l’idée qu’il puisse y avoir une entité éternelle à côté de Dieu. D’autant qu’imaginer un Dieu qui soit parlant dans son essence aurait débouché sur une vision anthropomorphique du divin. La doctrine mutazilite du coran créé aboutit à une certaine désacralisation de la langue elle-même, et donc de la lettre coranique, qui devient véhicule de transmission d’un message. Ainsi, Dieu ne s’exprime pas en parole, en ce sens il ne parle pas véritablement dans la mesure où il ne produit pas lui-même des mots. Il ne crée pas tel mot en telle langue déterminée, mais il crée plutôt ce qui détermine la créature à parler, c’est-à-dire l’idée qui sera exprimée par la langue du prophète inspiré. La distance ontologique séparant Dieu de sa parole rend donc possible une distance sémiotique entre le signifiant et le signifié de cette parole. Les mutazilites font une distinction entre le contenu du Coran et la langue qui exprime ce contenu. Ils situent le lieu de la parole divine non pas en Dieu lui-même mais en l’homme.


Une approche historique du Coran ?

Il s’agirait donc plus d’une certaine forme d’inspiration que d’une révélation directe, dans la mesure où Dieu ne peut être le lieu de la parole, car sa parole étant contingente, il ne peut être le lieu du contingent. Ainsi, le Coran perd sa dimension substantielle qu’il avait avec la thèse du Coran incréé, pour être qualifié d’accident. Dès lors, la sacralité, même si elle est conférée à la langue arabe, se voit relativisée, dans la mesure où c’est l’homme et non Dieu qui est le lieu de la parole; donc, dans sa formulation, celle-ci passe par le filtre de son langage particulier. Ainsi, la parole de Dieu s’inscrit dans l’histoire et le devenir. Elle n’est pas une réalité substantielle existant de toute éternité et toujours identique à elle-même. D’ailleurs, cette différence au sein même de la parole divine est, pour les mutazilites, une preuve en faveur de la création du Coran, dans la mesure où si le Coran était éternel on ne pourrait expliquer les différences dans les révélations faites à Mohammed et à Moïse, par exemple.

Les mutazilites opèrent ainsi une certaine distinction entre la lettre et l’esprit, étant donné que le même esprit peut se manifester dans des formes différentes, en fonction des différences culturelles et linguistiques. Pour le dire autrement, dans une perspective mutazilite, si la parole divine avait été révélée à un autre peuple dans un autre temps, les exemples, les métaphores, les comparaisons n’auraient sans doute pas été les mêmes. Par ailleurs, pour les mutazilites les vérités révélées dans le Coran ne peuvent pas être contraires à la raison humaine, si bien que l’homme peut, en faisant un bon usage de son intelligence, trouver les raisons profondes des décrets divins. Ce qui légitime chez eux la possibilité de l’approche personnelle, conformément à la raison. Par ailleurs, il existe des valeurs de bien et de mal, qui n’ont pas besoin d’une quelconque révélation pour être connues par les hommes.

Face à la vérité du Coran aujourd’hui

Bien qu’en tant qu’école historique les mutazilites aient disparu, leurs idées ont refait surface avec le réformisme islamique à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle. Pour de nombreux lecteurs modernes du coran, l’approche mutazilite permet de montrer que dès les débuts de l’islam, la conception du Coran était plus débattue qu’on le croit aujourd’hui. Le mutazilisme semble alors une façon de légitimer une lecture historiciste du Coran qui tend à contextualiser les versets en tenant compte de la culture de l’époque, sans dire qu’ils seraient caducs aujourd’hui. D’autres auteurs contemporains, comme le penseur indo-pakistanais Fazlur Rahman, mort en 1988, défendent la possibilité d’une approche historique du Coran sans pour autant se revendiquer du mutazilisme.

Il insiste sur l’importance d’étudier le Coran dans son contexte culturel et historique d’origine, afin d’en conclure les significations que ses versets pourraient avoir aujourd’hui. Il propose une théorie herméneutique du double mouvement que l’on peut résumer ainsi : dans un premier temps, il faut aller à la période de révélation, pour revenir, dans un deuxième temps de cette période vers le monde actuel. Le but de cette méthode est de découvrir d’abord quels étaient le but et l’intention du Coran, lors de sa révélation, pour se demander, quelles conclusions nous pouvons en tirer pour aujourd’hui.


Une « lecture vectorielle » du Coran

Ainsi, pour Fazlur Rahman de nombreuses prescriptions coraniques ne peuvent être appliquées à la lettre, sans tenir compte de l’évolution du monde dans lequel le coran est lu et appliqué. Rahman propose en quelque sorte une lecture vectorielle du texte sacré. Le Coran amena la société de l’époque d’un point A à un point B, il faut donc découvrir là où il mènerait le monde actuel si on lui appliquait le même vecteur. L’un des nombreux exemples d’application qu’il donne touche la question de l’esclavage en islam. Pour lui, ce type de pratique apparaît dans le Coran uniquement parce qu’il faisait pleinement partie du système économique de l’époque de la révélation. Or, le Coran part du donné culturel pour le rendre meilleurs. Mais, fondamentalement, Dieu est contre l’esclavage, précise l’auteur, et il nous le prouve en proposant de nombreuses occasions de libérer les esclaves ou en exigeant la bonté à leur égard.

Le même type de procédé permettra à Rahman de conclure au principe d’égalité entre l’homme et la femme, en montrant l’ampleur des droits accordés à cette dernières compte tenu des pratiques de l’époque. L’intention de ces lectures contextuelle est noble mais elles ne réalisent pas toujours qu’elles sont elles-mêmes contextuelles. Le réformisme islamique cherche un sens objectif, en accord avec la modernité, mais avec des outils qui ne sont pas culturellement et politiquement neutres. Ainsi, Fazlur Rahman croit pouvoir faire totalement abstraction de la propre historicité de sa situation en tant que lecteur. Il considère ainsi que son propre regard est neutre, occultant le fait qu’il est aussi le fruit d’une histoire particulière et d’un contexte politique. Ainsi, si la lecture traditionaliste plaque les catégories du passé au présent, l’interprétation moderniste risque de faire l’inverse. Elle n’est pas indépendante d’un certains contexte de rapports de domination, où les musulmans se sentent dans l’obligation de répondre aux défis, voire parfois accusations, du monde moderne. La question est moins de dire que le Coran ne serait pas en accord avec le monde moderne que de dépasser cette logique binaire qui suppose une référence à un modèle absolu auquel on compare le reste.

Selami Varlik



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