L'autre face du désir,
l'angoisse selon Lacan
Nibras Chehayed
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En entrant dans le désir, on devient sujet et le désir suppose le manque. Celui-ci implique un certain rapport entre la jouissance et l’angoisse que Lacan a étudié et que Nibras Chehayed nous présente. Il s’est efforcé de rendre accessible un problème difficile.


La conscience du manque

Cet article aborde la question du désir chez Jacques Lacan sans vraiment l’aborder. Il la cible à travers une autre question qui lui est indissociable, celle de l’angoisse. Pour aborder cette dernière, Lacan se met « à la suite de […] [la] méditation guidée par Kierkegaard » (1).

Søren Kierkegaard (ou plutôt Vigilius Haufniensis, le pseudonyme qu’il se donne dans Le concept de l’angoisse) considère Adam comme représentant du genre humain, c’est pourquoi il n’approche pas la période paradisiaque qui « précède » la chute comme période historique. Dans cette perspective, le péché d’Adam ne peut pas être considéré comme la source de la finitude de l’être humain. En d’autres termes, l’antériorité de l’innocence adamique, mise en lumière par le récit de la Genèse, n’est pas selon Kierkegaard chronologique, autrement on fait d’Adam un être supérieur au genre humain. L’innocence constitue plutôt, selon la belle expression du théologien Jean Ansaldi, « un concept structural dont on ne peut parler qu’après-coup, qu’après sa disparition » (2). Ce n’est qu’en perdant l’innocence qu’on se rend compte d’elle.

Selon Kierkegaard, « cet état [d’innocence] comporte la paix et le repos ; mais en même temps, il implique autre chose qui n’est ni la discorde ni la lutte ; car il n’y a rien contre quoi combattre. Qu’est-ce donc ? Le rien. Mais quel est l’effet produit par ce rien ? Il engendre l’angoisse. « Le profond mystère de l’innocence, c’est qu’elle est en même temps angoisse » (3). L’angoisse surgit ici comme l’effet du « rien » qui caractérise l’état mythique de l’innocence : c’est puisqu’il n’y a rien contre quoi lutter dans l’innocence parfaite du paradis que l’angoisse mystérieusement existe. « Le rapport de l’angoisse à son objet [est un rapport] à une chose qui est le rien » (4). Mais ce sens de l’angoisse reste très vague. Dans la mesure où l’innocence paradisiaque est ignorance selon le récit biblique de la Genèse (Genèse 3, 7), l’angoisse devant le « rien » ne peut pas être une conscience, mais elle renvoie plutôt au fait d’exister dans la jouissance mythique, où – apparemment  – rien ne manque. Quant à la conscience du manque, elle ne vient qu’à partir de l’interdiction de Dieu qui éveille en Adam le pouvoir d’être « comme des dieux » (Genèse 3,  5), en éveillant ainsi l’angoisse d’être sans manque, l’angoisse d’être comme un dieu. « Ce qui flottait aux yeux d’Adam innocent comme le rien de l’angoisse est maintenant intégré en lui et y est encore le rien, l’angoissante possibilité de pouvoir » (5). Dans cette perspective, nous pouvons dire que l’angoisse surgit devant la possibilité du comblement qu’a interdit la loi de Dieu, et auquel le serpent fait appel (6). Jean Ansaldi note avec pertinence que « Kierkegaard aurait dit ici que cette angoisse fondamentale […] est liée à un état d’innocence due à la proximité non sue du fruit de l’arbre qui peut combler le manque et faire de l’homme un dieu, comme le serpent ne va pas tarder à le lui suggérer (Genèse 3/5) » (7) .

Lacan semble adopter cette perspective kierkegaardienne. C’est ainsi qu’il aborde la jouissance totale comme un absolu insignifiable et mythique, laquelle tend à combler le manque, et dont la proximité déclenche une grande angoisse. Cette jouissance tend à nier le manque, et elle empêche ainsi le sujet de s’émerger en tant que sujet du désir, car selon la clinique lacanienne, le désir est indissociable du manque. « C’est […] en tant que marqués […] de finitude, que pour nous – sujets de l’inconscient – notre manque peut-être désir, désir fini. «  Désir fini » en apparence indéfini, parce que le manque… participant toujours de quelque vide… peut être rempli de plusieurs façons… » (8). Dans cette perspective, ce n’est pas l’absence de la jouissance qui fait angoisse, mais plutôt sa proximité. Autrement dit, ce n’est pas le manque qui angoisse principalement l’être humain, mais le manque du manque en tant qu’il l’abolit comme sujet du désir (9). Quand le manque manque, le désir est menacé, et l’autre devient alors l’objet d’une jouissance qui angoisse.

Sur ce point, entre autres, se manifeste la distance qu’a prise Lacan par rapport au Freud de l’Inhibition, symptôme et angoisse : l’angoisse n’est pas le signe d’une séparation qui cause le manque (10), mais le signe du danger de la proximité de l’Autre de la jouissance. Lacan reformule ici les manifestations de l’angoisse chez Freud ; j’en présente celles qui touchent à notre sujet :

• L’angoisse de la naissance : Dans la perspective lacanienne, ce « n’est pas la nostalgie de ce qu’on appelle le sein maternel qui engendre l’angoisse, c’est son imminence, c’est tout ce qui annonce quelque chose qui nous permettrait d’entrevoir qu’on va y rentrer » (11).

• L’angoisse de la séparation avec la mère : Dans la perspective lacanienne, ce n’est pas l’absence de la mère qui angoisse primordialement. L’angoisse surgit plutôt chez l’enfant face à l’omniprésence de la Mère  : L’Autre, en tant qu’absolu, qui me veut comme son objet. L’angoisse s’intensifie «  quand la mère est tout le temps sur son dos [de l’enfant] et spécialement à lui torcher le cul, modèle de la demande, de la demande qui ne saurait défaillir » (12).

• L’angoisse de la castration : L’angoisse ne surgit pas principalement devant la menace de la castration symbolique, puisque celle-ci ouvre le chemin du désir en ôtant du phallus imaginaire sa toute puissance. L’angoisse lacanienne surgit plutôt quand l’Autre se manifeste imaginairement à moi en tant que tout-puissant, autrement dit en tant que non châtré, et entrave ainsi la procédure de la castration symbolique de l’enfant, puisque celle-ci ne peut s’effectuer qu’à partir de son inscription dans la castration symbolique de l’Autre.


« L’angoisse n’est pas sans objet. »

A partir de sa lecture de Freud et de Kierkegaard, Lacan affirme que « l’angoisse n’est pas sans objet » (13), car le «  rien » qui lui est propre relève de la destruction du sujet du désir, conditionné par le manque. Dans le même mouvement de pensée, Lacan affirme que pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait une perte dans « la jouissance de la Chose  », souvent identifiée comme la Mère préœdipienne. Cette perte se définit en termes de transformation de l’Autre : La castration symbolique lui ôte sa toute-puissance imaginaire. Pour qu’il y ait du désir, il faut que la jouissance se transforme en un résidu de jouissance, « seule garantie en fin de compte de l’altérité de l’Autre » (14). La jouissance de l’Autre, qui tend à effacer le manque, doit se transformer en reste de jouissance, et l’Autre tout-puissant en Autre détrôné. En d’autres termes, la jouissance absolue qui est la négation du manque doit se manquer.

Pour illustrer ce qui vient d’être souligné, et en guise de conclusion de cette lecture rapide, on peut évoquer un cas clinique analysé par la psychanalyste Véronique Sidoit qui se réfère à Lacan : « Alors ceci se passe dans la relation du sujet à son désir, ce dont témoigne Paolo, jeune cadre commercial qui, à chaque fois qu’il réalise un désir, obtient ce qu’il vise, rencontre de façon massive l’angoisse. Le monde qui l’entoure perd de son attrait, de ses couleurs même, il devient gris, vide. Il est oppressé, pleure beaucoup, se sent très mal. Et, lorsque le manque se fait sentir à nouveau, lorsque, dit-il, «le processus-projets se remet en route», l’angoisse disparaît, il se sent à nouveau en phase avec son univers, sa réalité » (15). Lacan, qui s’inscrit dans une longue tradition philosophique, laquelle associe le désir au manque, nous donne finalement à penser l’angoisse comme l’autre face du désir. Mais, il nous reste à nous demander à la fin de cette brève introduction : Le désir est-il toujours indissociable du manque ? N’est-il pas possible de l’approcher aussi en termes de production du réel, ou même en termes d’excès ?

Nibras Chehayed

1 - Jacques Lacan, Le séminaire : L’angoisse, livre X, p. 25. [En ligne] consulté le 4 juillet 2018. http://www.valas.fr/IMG/pdf/S10_L_ANGOISSE.pdf
2 - Jean Ansaldi, Lire Lacan : Le discours de Rome suivi de L’angoisse, Le Séminaire, Nîmes, Théétète, p. 56.
3 - Søren Kierkegaard, Œuvres complètes, Le Concept d’angoisse, Paris, L’Orante, 1973, p. 144.
4 - Ibid., p. 145.
5 - Ibid., p. 146.
6 - Il n’est pas possible d’aborder ici les autres sens de l’angoisse chez Kierkegaard. Je souligne seulement que l’angoisse selon lui est également liée à la découverte de la liberté, ainsi qu’au bien et au mal.
7 - Ansaldi, Lire Lacan : Le discours de Rome suivi de L’angoisse, Le Séminaire, p. 58.
8 - Lacan, Le séminaire : L’angoisse, livre X, p. 38.
9 - Il s’agit ici du concept de l’angoisse que développe Lacan dans son Séminaire X. Dans d’autres écrits, on trouve évidemment d’autres approches de l’angoisse qu’on ne peut pas discuter dans cet article.
10 - L’angoisse selon Freud n’est pas sans objet, mais cet objet se montre d’abord comme indéterminé. Cette indétermination s’exprime souvent à travers l’écart entre l’affect de l’angoisse et l’objet qui menace, et auquel on attribue la raison de l’affect. Pour déterminer l’objet de l’angoisse, Freud élabore une lecture d’Otto Rank qui lui permet de penser que l’angoisse relève principalement du danger de la séparation avec la mère, qu’exprime entre autres le traumatisme de la naissance. Sur le rapport de Freud à Rank, voir Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur l’angoisse, Paris, Economica, 2008, pp. 42-46.
11 - Lacan, Le séminaire : L’angoisse, livre X, p. 90.
12 - Ibid., p. 90.
13 - Ibid., p. 310.
14 - Ibid., p. 39.
15 - Véronique Sidoit, « L’angoisse, quand dire », conférence prononcée à l’après-midi des cartels à Paris en mai 2006. Consultée en juin 2012 sur le site de l’Ecole de psychanalyse des forums du champ lacanien de France, et retirée plus tard du site de l’Ecole.

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