La sharia en Europe
Entretien avec Ahmed Jaballah
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Le Docteur Ahmed Jaballah est bien placé pour répondre à nos questions.
Directeur d'une institution musulmane très connue,
l'Institut Européen des Sciences Humaines,
il est membre du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche.


Sharia : une voie à suivre

On ne peut concevoir de justice sans une loi; celle de l'islam fait peur. Le mot «sharia» en Occident, déclenche des fantasmes: mains coupées, femmes lapidées! Pouvez-vous nous expliquer ce que recouvre cette notion? Quelle idée de justice implique-t-elle?

Le mot « voie » est le plus proche du sens premier de « sharia ». L'islam est à la fois une croyance et une pratique, une « voie » à suivre. Dieu, créant l'homme ne pouvait l'abandonner sans repères pour vivre. « Je vous ai mis sur un chemin bien clair », disait le Prophète.

Mais le mot « sharia » a aussi un sens technique. Il comprend une dimension juridique (lois et prescriptions religieuses) et une dimension morale. Quand on se réfère au Coran, on ne trouve qu'un nombre limité de versets à caractère juridique. Sur les 6236 versets du saint Coran, pas plus de 500 évoquent des prescriptions juridiques. La peur de l'islam entraîne certains à ne retenir de la sharia que la dimension pénale en oubliant sa portée la plus importante à savoir la foi, la spiritualité et le comportement humain. En ce qui concerne l'application du droit pénal, il faut rappeler qu'il n'est applicable que dans le cadre d'un Etat musulman et que les conditions d'application sont tellement difficiles à réunir que les peines ne sont que très rarement mises en pratique.

En droit pénal musulman, l'interprétation doit toujours se pencher du côté de l'inculpé et le jugement doit être rendu en tenant compte du bénéfice du doute. Par conséquent, les sanctions sévères, à caractère dissuasif, n'ont que rarement été appliquées dans toute l'histoire musulmane.

Loi humaine et loi divine

Dans la cohérence musulmane, le croyant ne peut vivre qu'en se soumettant à la volonté de Dieu. Les sociétés occidentales prétendent que les droits à respecter sont l'émanation de la volonté du peuple. Comment la conscience musulmane, en Europe, peut-elle concilier cette double exigence?

Dans la sharia, trois niveaux sont à distinguer. Certaines prescriptions concernent l'individu : la prière, le jeûne, la nourriture. Où que l'on se trouve, il est possible de s'y conformer. Des limites sont fixées : il revient à chacun de les observer et s'il les transgresse, de se repentir et de se corriger.

D'autres prescriptions concernent la pratique communautaire. A ce niveau-là non plus, les musulmans n'ont pas de problèmes puisqu'ils ont le droit de se regrouper pour prier, pour gérer leurs lieux de culte.

D'autres enfin relèvent de l'organisation générale de la société. Les prescriptions dans ce domaine ne concernent pas les musulmans qui vivent en dehors d'une société musulmane. Dans ce cas-là, les musulmans sont une composante parmi d'autres et ils se soumettent à la loi qui gouverne l'ensemble.

En France, la laïcité sépare ce qui est religieux du reste de la vie. Dans cet espace qui n'est pas religieux, l'islam, en tant que tel, n'est pas concerné. Comme tous les autres, le musulman se soumet à la loi générale, conformément aux exigences de sa citoyenneté.

Lorsque nous parlons d'« ordre voulu par Dieu » ou lorsque nous considérons « ce qui est décrété par Dieu », nous n'entrons pas dans les détails ; la sharia indique une direction ; ensuite la façon de traduire ces orientations en politique est l'affaire de l'homme et on est alors soumis aux mêmes exigences démocratiques. Dans le domaine économique, pour prendre un exemple, l'islam a interdit l'usure ; il y voit une forme d'injustice dans les rapports humains et les transactions. Mais il appartient ensuite aux hommes de définir eux-mêmes une politique économique qui ne contredit pas le principe.


Un fondement constitutionnel

Dans les pays islamiques, la constitution stipule que l'islam est religion d'Etat. Si l'on dit que l'islam y est source de la loi, cela signifie que les lois ne doivent pas contredire les grands principes : là se trouve la différence avec les sociétés non musulmanes. L'islam, dans un pays musulman, est considéré comme fondement constitutionnel.

Mais l'islam n'est pas un système de pouvoir théocratique. Le dirigeant doit être choisi démocratiquement : le choix libre du peuple et non la volonté de Dieu est source de légitimité. Cette désignation varie selon les pays. En réalité c'est toujours la volonté et l'adhésion du peuple qui justifient le choix de l'islam comme fondement constitutionnel d'une société.

Chaque pays s'appuie sur une constitution. La constitution française repose sur des principes laïques : on ne pourra pas légiférer en les contredisant. Il en va de même pour les pays qui ont choisi la sharia comme principe constitutionnel ; s'il s'agit d'un choix délibéré par le peuple, l'acceptation est démocratique.

Autrement dit, droit divin et démocratie ne s'opposent pas. Allons plus loin ; les savants disent que si on a le choix entre, d'une part, un dirigeant reconnu pour sa droiture religieuse mais incapable de faire droit à la liberté de chacun et, d'autre part, un dirigeant peu fidèle mais pratiquant la justice, c'est ce dernier qu'il faut choisir. La droiture religieuse du premier ne concerne que lui personnellement. La justice du second concerne le peuple en son entier. Le Prophète Mohammed a donné l'exemple en mettant en avant le principe de la justice; il a préféré, lors de la période mecquoise, que ses fidèles partent en Abyssinie où régnait un non musulman exerçant le pouvoir avec équité plutôt que de rester dans une société injuste.


A propos des Droits de l'Homme

L'Organisation de la Conférence Islamique a promulgué une « Déclaration des droits de l'Homme » en islam. Quelle est la différence entre cette déclaration et celle de l'ONU?

Je ne constate pas de grandes différences entre la Charte des Droits de l'Homme promulguée par l'ONU et celle proclamée par l'OCI (Organisation de la Conférence Islamique). Les principes sont identiques, même si les fondements sont différents. L'important tient au fait que les deux chartes sont d'accord sur les principes démocratiques et celles-ci se trouvent consolidées du fait qu'elles s'appuient sur des sources séparées.

Bien sûr on constate quelques points de divergence concernant la liberté. Celle-ci est-elle sans limites ? Par exemple faut-il laisser chacun libre de mettre fin à sa propre vie ?

Les deux textes, à part quelques points, sont d'accord. En réalité, en islam, on s'appuie sur le fait que la sharia garantit l'intérêt de l'homme et le préserve de tout mal. Les opinions peuvent diverger sur cet intérêt ; on peut en débattre. Est-ce que l'avortement ou le mariage homosexuel profitent à l'humanité? On peut en discuter.

Islam et liberté de conscience

A ceux qui prétendent que la Charte de l'OCI ne respecte pas le droit à la liberté de conscience, il faut citer le Coran. « Point de contrainte en religion ! » Ou encore : « Celui qui veut croire, qu'il croie ! Celui qui veut nier, qu'il nie ! » Certes, nier sa propre foi n'est pas permis par l'islam. Mais si l'individu n'étale pas son incroyance, l'islam n'a rien à dire. L'apostasie, en islam, ne devient un crime que lorsqu'elle s'accompagne d'un refus de l'autorité de l'Etat quand il est musulman.

On évoque souvent le cas d'un prêtre, en Algérie, qui a eu des ennuis parce qu'il avait prié, avec des étudiants africains catholiques, hors d'une église. En réalité, étaient visés les groupes évangélistes dont le comportement est agressif et immoral. Ils profitent de la misère pour convertir les gens moyennant de l'argent. Contre cela le pouvoir algérien réagit.

Peut-on permettre à un musulman qui se convertirait au christianisme de proclamer sa foi nouvelle ? Tout dépend des lois d'un pays, mais chacun doit être libre d'exprimer ses convictions. Ce qui pose problème parfois c'est lorsque un converti risque de parler agressivement de la religion qu'il quitte et lui porter tort.


Mariages mixtes

Est-ce une atteinte à la liberté que d'interdire à une musulmane de se marier avec un non-musulman ? En tout cas, évitons d'y voir une discrimination sexuelle puisque le mariage d'un homme avec une non-musulmane est fortement déconseillé. Il s'agit d'une dérogation et non d'une autorisation. L'islam protège la famille et veille à assurer les conditions de sa stabilité. En vivant une même foi, les époux vont s'entraider et transmettre la religion à leurs enfants. D'après un hadith du Prophète, « une femme peut être choisie pour plusieurs critères mais sa religion, sa pratique, sa moralité sont ceux qu'il faut retenir ». Il en va de même pour les critères du choix du mari pour la femme.

Un homme, exceptionnellement, peut épouser une chrétienne ou une juive. Pourquoi l'inverse n'est-il pas possible ? Dans la famille, la responsabilité du foyer repose sur l'homme. Il ne s'agit pas de despotisme mais, quand il s'agit d'une vie commune, il faut désigner un responsable. On considère que l'homme, s'il se marie avec quelqu'un d'une religion du livre, va lui reconnaître sa liberté de religion. En revanche, l'islam ne peut assurer à la femme musulmane que son époux non-musulman reconnaitra sa religion.

Cette exception reconnue à l'homme s'appuie sur un verset du Coran qui, par ailleurs, interdit toute union avec un « associateur », c'est-à-dire un idolâtre. A titre personnel, je pense qu'il faut tout faire pour favoriser la stabilité de la famille. Plus on est épanoui dans sa foi, plus on est capable de s'ouvrir sur autrui. Je pense qu'un mariage avec une non-musulmane non seulement ne peut encourager le rapprochement mais risque d'entraîner la méfiance.

Ce disant, il s'agit là de préciser le point de vue de la religion pour celui qui la demande et veut le respecter. Si quelqu'un n'est pas convaincu, il peut agir en prenant ses responsabilités.


Loi musulmane et présence en Europe

Vous faites partie du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche. Qu'est-ce qu'une fatwa? Pouvez-vous nous dire comment fonctionne le Conseil? Les questions posées à la conscience musulmane sont-elles variables en fonction des différents pays occidentaux? Pouvez-vous nous décrire cette diversité?

Une « fatwa » est un avis juridique rendu par une personne qualifiée en religion ou par une autorité religieuse. Entendons par « autorité » un conseil regroupant des personnes qualifiées. On parle généralement de « fatwa » quand il s'agit de questions juridiques mais une « fatwa » peut concerner la vie morale. Lorsque les questions posées n'ont pas de réponse dans les lois ou les prescriptions, une « fatwa » est un avis, une orientation que l'on suggère. Le musulman n'est pas nécessairement tenu de s'y conformer. Les écoles juridiques sont diverses et en fin de compte, le croyant fait lui-même son choix s'il est capable de comparer les arguments des différents avis. S'il suit tel ou tel avis c'est parce qu'il fait confiance à celui qui le formule.

La fatwa répond à des questions inédites. Un croyant peut s'interroger sur des points qui sont déjà clarifiés. Il peut s'interroger sur la façon de faire la prière. Ces questions n'appellent pas une fatwa mais un enseignement. La fatwa peut porter aussi sur la manière d'adapter la loi à une situation particulière. Ce genre de questions appelle un effort de réflexion et d'interprétation qu'on appelle «Ijtihad». Quelquefois la fatwa sera une mesure d'exception parce qu'on considère qu'étant donné les circonstances, la loi ne peut être observée.

Prenons quelques exemples. Le musulman doit respecter les horaires prévus pour les cinq prières. Que faire si on est au travail à l'heure prescrite? Peut-on regrouper les prières ? En s'appuyant sur les dérogations accordées pour ceux qui voyagent, la fatwa apporte une réponse positive. La prière est à 13 heures en été et à 14 heures en hiver. Ceux qui travaillent ont généralement une pause à 13 heures ; mais lors du changement d'horaire, comment faire  ? A cette question, une fatwa apportera une réponse. Quand on achète une maison, peut-on faire un emprunt bancaire ? D'après la règle, l'intérêt est interdit. Le Conseil a estimé que lorsqu'il n'y avait pas d'autre moyen pour acheter sa maison on pouvait, à titre exceptionnel,recourir au prêt à intérêt.


Le Conseil Européen de la Fatwa

Le conseil se réunit une fois par an pendant une semaine ; à chaque session on se fixe un objectif principal : la famille, l'intégration des musulmans dans les sociétés européennes, la citoyenneté et ses exigences, la politique. Les deux dernières sessions ont été consacrées à la finance, aux transactions et plus généralement à toutes les questions d'ordre économique. Par ailleurs, on fait une sélection des questions qui se posent en Europe pour les étudier. Les opinions sont divergentes mais on aboutit à un avis qui concilie les différents points de vue.

Le conseil ne fait pas nécessairement autorité sur tous les musulmans vivant en Europe. Certains le trouvent trop laxiste. D'autres préfèrent adopter l'école juridique de leur pays d'origine. Le Conseil, en effet, regroupe toutes les écoles. Il me semble pourtant que nous acquérons de plus en plus de crédit ; les musulmans sont conscients que nous nous intéressons à leurs vraies questions et que, connaissant bien le contexte européen, nous sommes capables d'élaborer des avis adaptés au contexte.

Face au jugement de Dieu

Pas de justice sans jugement. Chrétiens et musulmans, nous croyons à un jugement de Dieu. Comment l'islam se représente-t-il ce jugement? Quelle place tient-il dans la conscience musulmane?

On appelle le dernier jour « le jour du jugement ». L'homme est créé sur la terre pour y exercer sa liberté, ce qui implique une responsabilité et, par conséquent, un jugement. En créant l'homme libre, Dieu lui a montré le bien et le mal, le dotant d'une raison pour opérer le discernement et lui adressant le message. Une fois éclairé, l'homme a à choisir et assumer les conséquences de ses actes au jour du jugement.

La perspective du jugement a un effet positif sur le croyant; elle lui permet d'avoir le contrôle de lui-même et le rapproche de la justice et de la vérité. Il sait bien que, quelles que soient les apparences qu'il donne aujourd'hui, s'il se comporte de façon incorrecte, il sera jugé selon ce qu'il aura vécu en vérité. Le Prophète exerçait aussi les fonctions de juge. Lorsqu'il avait à trancher à propos d'un différend entre des personnes, il leur disait, en rendant son jugement: « Je ne suis qu'un homme et peut-être que l'un de vous est plus éloquent que l'autre pour défendre ses droits. Peut-être va-t-il me convaincre qu'il a raison et m'amener à rendre, à tort, un jugement en sa faveur. Mais qu'il sache bien qu'il n'a pris qu'une partie de l'enfer ». La justice rendue par les hommes est limitée; ils ne perçoivent la vérité que partiellement. Se savoir promis à un jugement porté en pleine vérité permet au croyant de se protéger de l'injustice.


Justice et miséricorde

La perspective du jugement éclaire aussi l'aspect miséricordieux de la justice divine. La miséricorde est l'attribut le plus répété en islam. Elle l'emporte de beaucoup sur le châtiment. Dieu va pardonner mais c'est Lui qui le décide. Le pardon est accordé à des gens qui ont peut-être fait le mal mais, à un moment donné, ont tenté, même sans succès, de le réparer. Le prophète parle d'un homme, chez les juifs, qui aurait tué 99 personnes. Il va trouver un savant pour se repentir, ce dernier le décourage. Désespéré, l'homme tue celui qu'il était venu consulter. Après ces cent assassinats, bourré de remords, notre personnage tente encore une démarche auprès d'un autre savant. « Oui, dit ce dernier; vous pouvez vous repentir, mais à une condition; quittez votre terre et trouvez un autre pays  ». Le pénitent prend la route et meurt avant d'arriver à destination. L'ange de la mort, venant prendre son âme, se trouve dans l'embarras. Certes, il a fait beaucoup de mal (100 meurtres!) mais il s'est engagé sur le chemin du repentir. Dieu envoie un ange qui doit arbitrer entre les anges du châtiment et ceux de la miséricorde. Il mesure la distance parcourue pour voir s'il est plus proche de son point de départ que de son but et constate qu'il a dépassé d'un centimètre la moitié du parcours. Les anges de la miséricorde peuvent alors l'emporter. Son repentir sincère et le chemin parcouru l'ont sauvé.

La perspective du jugement s'accompagne de l'espérance et de la miséricorde.

Une égale dignité

La justice, en islam est particulièrement importante. « Même si vous êtes en conflit avec un groupe de personnes, ne soyez pas injustes à leur égard ; la justice est ce qu'il y a de plus proche de la piété ». La piété concerne le rapport à Dieu ; celle-ci doit conduire à trouver le juste comportement vis-à-vis des humains  ; la justice est la manière de traduire la crainte de Dieu dans la réalité et d'avoir un comportement pris dans une logique harmonieuse. On nous demande de ne pas juger sur les apparences et de ne pas réduire quelqu'un à l'acte d'injustice qu'il peut avoir commis.

La justice fait partie des enseignements fondamentaux de l'islam. Elle a sa source dans la création de l'homme. Le Coran parle de l'honneur dont Dieu a gratifié les Fils d'Adam: « Nous avons honoré les fils d'Adam» (Coran: 17-70). On commente ce verset en disant que puisque tous les hommes sont créés par Dieu et qu'en chacun d'eux réside le souffle divin, la justice consiste à reconnaître en tous une égale dignité. Certes, les hommes peuvent diverger dans leurs convictions, dans leur foi, dans leurs choix. Ils peuvent en venir à la confrontation. Mais rien de tout cela ne doit faire oublier que le statut d'être humain déborde toutes les différences qui peuvent surgir entre nous. Je vois dans cette égalité la source de la justice.

Docteur Ahmed Jaballah
Propos recueillis par Saad Abssi et Christine Fontaine


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