La santé dans les banlieues
Isabelle Thiébot

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Quand on est dentiste depuis près de vingt-cinq ans dans le même Centre de Santé,
on connaît non seulement les problèmes d’accès aux soins de la population
mais la manière de vivre des habitants de la ville.
Isabelle Thiébot exerce au Centre de Santé de la Croix Rouge, à Villeneuve-la-Garenne.
Elle a bien voulu se faire l’écho de ceux dont elle prend soin
dans la ville des Hauts-de-Seine, la plus défavorisée au point-de-vue médical.


Etat de santé et conditions de vie

On dit que, dans les banlieues, les problèmes de santé sont particulièrement difficiles. Qu’en est-il exactement à Villeneuve la Garenne ?

Toutes les études qui ont été faites montrent que la santé des habitants de banlieues défavorisées laisse à désirer. L’espérance de vie y est de plusieurs années inférieure à la moyenne nationale. Pour la santé dentaire, je le constate tous les jours, quand je vois de très petits enfants avec déjà beaucoup de caries ou de jeunes adultes qui n’ont plus de molaires. C’est impressionnant et cela ne s’améliore pas.

Comment expliquer cette situation ?

L’état de santé est très lié aux conditions de vie, les gens se font moins soigner et les démarches de prévention sont peu intégrées dans le quotidien. Il est fréquent que la demande de soins ne se déclenche que le jour où surgit un problème grave, une douleur insupportable en ce qui concerne les dents. Quand il y a des problèmes de logement, des problèmes avec les enfants, des problèmes de fin de mois qui sont prioritaires, alors si le corps ne crie pas sa souffrance ou si aucun signe de maladie ne se manifeste, on ne s’en préoccupe pas. C’est ce qu’on appelle « le silence des organes » ; mais l’absence de symptôme ne signifie pas absence de pathologie. Beaucoup de personnes viennent en urgence, toujours avec des atteintes très avancées. Ce mode de recours aux soins est devenu rare dans des zones plus favorisées. Un ami qui exerce à Courbevoie me disait : « Moi, un patient qui arrive avec une bonne « rage de dent » ou une joue enflée, je n’en ai pas vu depuis des années ! » Ici, c’est tous les jours.

La prévention dentaire consiste à ne pas manger trop de sucre et à se brosser les dents, à consulter un dentiste une fois par an. Les parents débordés par d’autres soucis ont du mal à rajouter de nouvelles contraintes liées aux comportements préventifs. On donne du sucre à un enfant pour le calmer, pour qu’il s’endorme. Si bien qu’à trois ou quatre ans, il a des caries profondes. La prévention implique que l’on puisse se projeter dans l’avenir. Or cela ne va pas de soi de penser à l’avenir quand, au jour le jour, on a du mal à gérer les difficultés.

Le décalage des états de santé est lié aussi au travail. Des hommes qui s’épuisent en étant dans les travaux publics ou encore des femmes qui font trois heures de transports par jour pour du ménage dans des bureaux tôt le matin et tard le soir, il y en a davantage à Villeneuve qu’à Neuilly.

L'aspect financier et les problèmes de langue

L’aspect financier peut constituer un autre un frein. La CMU est une très bonne couverture complémentaire qui donne la gratuité des soins et de la prothèse. Près de 20 % de nos patients en bénéficient. Les «Sans-papiers» ont «l’Aide Médicale d’Etat» (AME). Les prises en charge sont plus limitées, mais elle couvre tous les soins courants. Certains qui y ont droit n’y recourent pas de peur de se faire repérer. Il y a eu un droit d’entrée de 30 euros, heureusement supprimé par l’actuel gouvernement. Les personnes les plus en difficultés sont celles qui ont des ressources légèrement supérieures au plafond de la CMU. Là, tout dépend d’une éventuelle mutuelle et du contrat souscrit. La sécurité sociale peut contribuer aux cotisations de mutuelle. C’est peu connu. Les personnes ne savent pas toujours ce à quoi elles ont droit ou ne veulent rien demander. C’est dommage car cela peut vraiment aider.

Peut-on parler de décalage culturel, chez les populations d’origine immigrée, par rapport aux populations d’origine européenne ?

Le rapport au corps et à la santé de ceux qui ont grandi au pays est sans doute différent. Il est difficile de savoir comment ce facteur joue. En revanche, la précarité impose des représentations qui influencent les comportements de santé.

Il peut y avoir un problème de langue. Certains parents parlent mal français. Comment faire comprendre, par exemple, ce qui est favorable ou non à la santé d’un enfant ? On a de la chance d’avoir, dans ce centre, des personnes capables de traduire l’arabe. Mais, avec des mamans maliennes, le handicap est certain. Il est vrai que, dans ma spécialité, un facteur clé est la confiance qui s’établit avec le patient. Cela passe par des gestes, par la façon de le soigner, sans qu’il y ait besoin de beaucoup de paroles. Cela n’empêche que dans une démarche thérapeutique, il est important que le praticien et le patient se comprennent bien. Qu’il s’agisse de soins ou de prévention, il y a des choix à faire qui s’appuient sur des explications et des échanges. C’est aussi le cas quand il y a de la prothèse à envisager avec des questions financières. Parfois, c’est un enfant qui traduit mais il ne comprend pas nécessairement les explications et peut avoir du mal à les traduire. Quelquefois, on fait appel à une voisine ou la personne téléphone à quelqu’un à qui je parle et qui traduit ensuite. Il m’est arrivé d’écrire et la personne s’est fait traduire ce que j’avais écrit. C’est toujours plus compliqué quand le dialogue n’est pas direct.

Les différences culturelles sont plus marquées avec les personnes venant d’Afrique de l’Ouest qu’avec celles du Maghreb. Mais, par exemple, des Maghrébines peuvent refuser d’être soignées par un homme. Des femmes peuvent soigner les hommes, en revanche, sans aucun problème.

Une rencontre humaine

Vos patients vous perçoivent-ils comme une étrangère ?

C’est surtout la langue qui marque nos origines diverses. Mais c’est d’abord une rencontre humaine dans laquelle les différences sont bien vite dépassées. Certes, le dentiste est là pour bien soigner et le but est que le soignant et le soigné soient tous les deux satisfaits. Mais la qualité de la relation peut aller au-delà de ce qu’un bon professionnel attend s’il y a, au cœur, un respect réciproque, ce qui est en général le cas. Lorsque des personnes qui ont un peu abandonné leur santé, qui ont peur des professionnels se sentent considérées, écoutées, si « cela accroche » , la situation bascule, la confiance devient sans faille. La reconnaissance exprimée peut même, parfois, sembler disproportionnée. Ce n’est pas par hasard que je suis restée ici. On ne trouve pas cela partout si j’en crois des confrères qui reçoivent d’autres publics.

Autrefois, l’instituteur était vénéré. Aujourd’hui le prof est méprisé mais le dentiste et le médecin sont respectés…

Je ne connais pas assez la situation des enseignants pour comparer, je ne peux parler que d’un point de vue personnel. La santé a ceci de particulier qu’elle a un impact direct sur la qualité de vie, dans toutes ses dimensions, physique, psychique et social. Ce sont les trois termes de la définition de la santé de l’OMS et c’est très vrai pour la santé dentaire. L’enjeu est de passer d’un mauvais état de santé - qui induit beaucoup de désagréments - à une bonne santé en établissant une relation qui permette le déroulement dans les meilleures conditions. Quand la personne se sent en sécurité, reconnue à part égale par le praticien, il y a tout un processus de restauration qui se fait par rapport à l’ensemble de ce qu’elle est, de sa santé, de ses relations. Et c’est bien ensemble que l’on fait ce petit bout de chemin qui peut laisser une trace dans son histoire, dans sa façon de ressentir sa santé et de se soigner, de faire confiance. Ce n’est pas seulement un problème résolu par une technique (ce qui en soi est satisfaisant!), c’est un peu plus d’humain qui s’est construit, parce que cela touche la totalité de la personne, pas seulement un organe. Quand les soins sont finis, la personne qui repart a une meilleure santé, elle a surmonté les difficultés, elle peut sourire comme tout le monde, elle a un peu plus confiance en elle-même. Et c’est aussi la chance du professionnel pour lequel c’est très gratifiant. Certes, les relations continuent à être celles d’un praticien avec un patient mais il reste un lien particulier, simple et spontané. On continue à suivre la vie de la famille. A l’occasion d’une fête, on nous apporte le thé et les gâteaux. On s’arrête pour prendre des nouvelles mutuelles dans la rue. C’est un lien que l’on entretient et dont on prend «soin» !

Il y a bien sur aussi des échecs, des ruptures de soins. Le patient ne vient plus. Pourquoi ? Il y a un petit pourcentage de « désinvoltes ». Mais parmi les autres, tous ne sont pas prêts pour une démarche qui demande une assiduité. Il arrive que plus tard, on les revoit ; cette fois, c’est la bonne et l’aventure commune commence.


Des jeunes « paumés »

Depuis 1989, vous êtes ici ; vous avez vu des jeunes évoluer. Oui, de différentes façons. J’ai senti les flottements au niveau de la famille et des enfants quand le père perd son travail.

Il y a pas mal de jeunes qui sont « paumés » et très peu armés. Récemment, j’ai vu deux filles de quinze ans qui cherchaient un lieu de stage, incapables de formuler leur demande. Comparées à des jeunes d’autres milieux qui, au même âge, élaborent un projet et l’exposent facilement, quel contraste ! Nous sommes souvent sollicités pour des stages mais nos possibilités sont réduites. On entend la difficulté des familles à en trouver dans le contexte local.

Il y a aussi des jeunes qui font de bonnes études, qui s’en sortent bien. J’ai été frappée par quelques-uns qui, autour de 20-25 ans, sont d’un seul coup mal dans leur peau. Malgré un bon bagage, ils ne semblent plus trouver leur place dans cette société.

Au point de vue de la santé dentaire, je trouve qu’il y a une augmentation du nombre d’enfants très jeunes présentant un très mauvais état de santé. Le dispositif de prévention « M’Tdents » propose un bilan gratuit à 6 ans, 9 ans, 12 ans, 15 ans, 18 ans, et si besoin après, des soins gratuits. On ne voit qu’une petite proportion de ceux qui en ont le plus besoin. Même si c’est gratuit, les familles ne l’utilisent pas toujours. Cela montre bien le poids des contraintes socio-culturelles sur la santé.

« L’Espace Santé Jeunes », ici à la Croix Rouge, est un lieu « ressources » qui informent des jeunes sur tous les sujets de santé. Il y vient, entre autres, des mineurs ou de jeunes adultes en rupture avec leur famille, ils sont très démunis face aux problèmes de santé. Leur nombre augmente aussi.

Je crois que la drogue influe sur les dents ?

Oui ! Mais les consommateurs de drogue fréquentent peu les structures médicales. D’une façon générale, plus on a de sources de désocialisation, moins on se fait soigner. Ils viennent une fois en urgence pour un soulagement ponctuel de la douleur et on ne les revoit plus. S’inscrire dans une démarche qui demande un suivi est trop difficile.

La ville et l’école n’ont-elles pas fait d’éducation à la santé ?

La ville organise des manifestations et soutient des projets. Il y a des actions dans les écoles. Le public reçoit des informations sur ce qui est bon pour la santé, mais ensuite, les conditions de vie des familles vont-elles leur permettre de changer leurs façons de faire ? Pour certaines oui, pour d’autres non. Ces activités sont malgré tout importantes pour ceux qui ne changeront pas aussitôt car, une famille ou un enfant qui a participé peut, plus tard, être prêt à faire évoluer ses habitudes et avancer à ce moment là. Il faut toujours croire que le futur peut apporter des changements. Il y a de vraies bonnes surprises.

Un "espace Santé Jeunes"

L’Espace Santé Jeunes fait de l’éducation pour la santé. Ce lieu est important mais ne résout pas tout.
La Croix-Rouge a mis en place des prises en charge « médico-sociales » avec des accompagnements pour la prévention, les droits sociaux, les remboursements de sécurité sociale ou de mutuelle, avec des échéanciers pour la prothèse... Cela rend un grand service à ceux qui en bénéficient. A côté, il y a tous ceux que l’on ne voit nulle part. Plus ils s’enfoncent dans le renoncement aux soins, plus leur santé sera mauvaise, plus la bonne santé sera compliquée à récupérer. Les statistiques disent qu’ils sont nombreux dans les milieux précaires. Comment les toucher, les rassurer, les faire venir ? C’est une question essentielle mais il y a peu de réponses. Quelquefois à l’occasion d’une urgence, il y a un déclic et la personne rentre dans une démarche de santé. C’est un défi à chaque fois que l’on reçoit une urgence. Quand ça marche – pas toujours – c’est une grande satisfaction professionnelle de constater l’impact psycho-social que cela peut avoir.

Il ne reste plus guère de médecins généralistes à Villeneuve la Garenne ; ils ne sont guère qu’une poignée sur la ville et la moyenne d’âge est de 57 ans. Les jeunes ne viennent pas alors que, si je comprends bien, le contact avec cette population d’origine immigrée est particulièrement gratifiant ; pourquoi les banlieues sont-elles défavorisées ?

A Villeneuve, la dégradation de l’offre de soins va être spectaculaire. Les médecins retraités ne seront probablement pas tous remplacés. Les kinésithérapeutes, trop peu nombreux, vont difficilement à domicile. Les orthophonistes ont de longues listes d’attente, c’est grave pour des enfants en difficultés ! Il n’y avait plus de pédiatre sur Villeneuve alors que les familles nombreuses sont légion ; la Croix-Rouge vient d’en embaucher une… un jour par semaine ! La PMI manque de médecins: le suivi s’arrête à 18 mois au lieu de 6 ans. L’hôpital Nord 92 est surchargé par des consultations qui relèveraient d’un médecin de ville.

Depuis quelques mois, la Croix-Rouge a recruté des jeunes femmes médecins généralistes. C’est une forme d’exercice adaptée; elles peuvent travailler sur des horaires compatibles avec des enfants. Par contre, on trouve peu de dentistes. L’une des causes est un « numerus clausus » qui en a limité le nombre. Le résultat est qu’il n’y a pas assez de dentistes en France. Un dentiste qui cherche du travail a donc l’embarras du choix : quatre ou cinq offres à proximité de chez lui où les rémunérations seront plus élevées que dans une banlieue comme Villeneuve. Ici, toute une partie de la population n’a pas les moyens d’investir dans des prothèses très coûteuses. Le mode d’exercice est plus compliqué avec plus d’urgences et de désistements de dernière minute ou de patients qui «oublient» leurs rendez-vous. Les jeunes dentistes s’intéressent à des techniques comme l’implantologie inaccessible à des petits budgets. Nous ne sommes pas très attractifs. Le problème est à peu près le même pour des médecins spécialistes.

La Croix Rouge a pourtant bien amélioré le plateau technique ces dernières années. C’est un bénéfice pour la population comme pour les praticiens qui ont de bonnes conditions de travail. Ce n’est pas suffisant. De très bons professionnels peuvent décider d’exercer un temps en banlieue mais c’est une étape dans une carrière professionnelle… Certains partent en le regrettant mais partent tout de même. Ceux qui restent y trouvent une certaine qualité d’exercice qui les intéresse. Elle comprend le type de relation thérapeutique dont je parlais. Ceux qui partent à la retraite en sont le signe : ils éprouvent une certaine nostalgie à rompre des relations simples mais solides avec les patients.

Nous allons donc vers des difficultés accrues. Les cabinets saturés risquent de privilégier certaines modalités. La pénurie va rejaillir d’abord sur ceux qui ont le plus de mal à se faire soigner, souvent les plus précaires. Un exemple : si on propose un rendez-vous dans un délai de deux mois, ils vont « laisser tomber » plus facilement que les autres.

Le contexte scolaire

D’une manière générale, la situation se détériore-t-elle ou s’améliore-t-elle ? Nous avons rencontré un chirurgien issu d’une cité. Cet homme d’une cinquantaine d’années prétend qu’aujourd’hui le parcours qu’il a pu faire serait impossible à réaliser. Que faut-il en penser ? Les jeunes des cités sont-ils davantage défavorisés aujourd’hui qu’hier ?

Globalement, on sait que le contexte ne s’améliore pas au vu des indicateurs que sont l’échec scolaire, les jeunes sans emploi… Malgré la rénovation urbaine qui améliore la sécurité et les conditions de vie dans les cités, la proportion de jeunes qui accèdent à des études supérieures est faible. Je connais quelques jeunes qui sont en cursus de médecine, ce sont des exceptions.

Votre condition de personnel soignant vous met-elle à l’abri de la violence ?

Dans le centre, il y a de la petite délinquance comme partout. Il ne faut pas laisser traîner son portable. Il me semble que le niveau d’agressivité a plutôt diminué, mais il y a régulièrement des incidents. Le plus souvent, la violence est verbale et s’exprime à l’accueil. Le facteur déclenchant essentiel est une demande que l’on ne peut satisfaire : une urgence que l’on ne peut prendre aussitôt, une facture qui n’a pas était réglée et dont on réclame le paiement, un rendez-vous manqué que l’on ne redonne pas rapidement. Les secrétaires sont les plus exposées, elles ont des formations pour apprendre à gérer les conflits et ont de l’expérience. Le médecin et le dentiste sont plus protégés par leur statut. Cela permet d’intervenir parfois autrement en cas de conflit.

La responsabilité de la société

Rencontrez-vous d’autres problèmes que nous n’avons pas abordés ?

La santé est une problématique trop complexe pour en faire rapidement le tour. Mais pour conclure, on peut évoquer quelques aspects de cette complexité qui peuvent se résumer ainsi : la santé n’est pas que l’affaire du soignant. En effet, l’amélioration du contexte de vie est un facteur essentiel pour progresser vers une meilleure santé. Il en va de la responsabilité de la société. D’autre part, le public doit être pleinement partie prenante et cela pose des questions : comment l’inciter à être plus participant à sa santé ? Comment faire venir ceux qui renoncent aux soins ? Comment gérer un absentéisme important dans un contexte de pénurie de professionnels ? Enfin, il faut aussi des praticiens et ce n’est pas simple non plus. Je peux juste leur dire que l’épanouissement professionnel se trouve aussi à Villeneuve grâce à des habitants qui sont prêts à créer une relation pleine d’humanité et c’est inestimable.

Isabelle Thiébot


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