Une expérience de prière commune a mené
Christine à comprendre que l’essentiel est
de pouvoir dire en vérité qui nous sommes,
sans avoir peur des différences. En effet,
c’est de l’acceptation de nos différences que
peut naître la confiance réciproque.
Une prière commune
Quand Michel Jondot, il y a plus de vingt ans, m’a demandé de le
rejoindre dans les relations qu’il cherchait à nouer avec des musulmans,
je n’y étais pas du tout préparée. Je ne connaissais rien de
l’islam et si j’avais déjà côtoyé des musulmans c’était en tant qu’amis, sans
chercher à connaître leur religion. Mais comment nouer de réelles relations
d’amitié avec quelqu’un sans s’intéresser à ce qui l’anime profondément ? Or
Dieu était manifestement le moteur de leur vie. Comme il n’y a qu’un seul
Dieu, je leur ai proposé de le prier ensemble. À l’époque nous ne connaissions
pas de groupe ayant une expérience de prière entre musulmans et chrétiens.
Je ne savais même pas que la prière pour un musulman évoque d’abord
les cinq prières rituelles quotidiennes. Il a fallu d’abord que nous nous entendions
sur ce que nous pouvions faire ensemble quand il s’agissait de prière.
Pour les musulmans, Dieu est connu par le Coran. Pour les chrétiens par la
Bible, en particulier les Évangiles. Nous nous sommes donc réunis tous les
mois pour lire ensemble et commenter des passages du Coran et de la Bible.
Nous faisions ensuite des « du’a » : chacun invoquait Dieu pour le remercier
ou lui demander quelque chose de particulier et les autres s’unissaient à cette
prière. Nous terminions, les musulmans en récitant la « Fatiha », les chrétiens
le « Notre Père ».
Nous avons vécu ces réunions de prière pendant plusieurs années puis elles
sont tombées sans que nous le décidions. Paradoxalement, plus la fraternité
entre nous grandissait, plus la prière commune nous paraissait artificielle.
En effet, au cours de ces rencontres, nous en sommes venus progressivement
à exprimer ce que nous n’osions pas formuler lors des premières réunions.
C’est ainsi que Saad Abssi en vint à nous dire qu’il pourrait réciter tout
le « Pater » avec nous si nous acceptions de remplacer les deux premiers
mots « Notre Père » par « Notre Dieu ». Nous avons ressenti dans notre
propre chair que cela nous était totalement impossible. Se marquait là une
différence fondamentale – non pas tant dogmatique que viscérale - entre le
Dieu invoqué par les musulmans et celui que prient les chrétiens. Il est tout
autant impossible de supprimer ces premiers mots de la prière chrétienne
que de demander à un musulman de supprimer de la Shahada (profession de
foi) que Mohammed est le Prophète de Dieu. Quand des musulmans nous
parlaient de Jésus-Christ en nous disant qu’il était le plus grand prophète
après Mohammed, le Jésus dont ils nous parlaient n’était pas celui en qui
nous croyons. Le leur n’est pas mort sur la Croix et cela change fondamentalement
la relation qui se noue entre Dieu et chacun d’entre nous. D’une
certaine manière prier ensemble nous a permis de nous reconnaître profondément
différents, d’une différence irréductible.
Les fruits de cette prière :
un échange en vérité
Cette différence acceptée de part et d’autre, au lieu de créer une séparation,
nous a permis de nouer des relations profondes d’amitié… dans un respect
de la religion de l’autre, sans chercher à le convertir, c’est-à-dire sans chercher
à tenter de le rendre semblable à nous ne fût-ce qu’en partie. L’unité
entre nous a partie liée avec la différence acceptée. Telle est l’expérience que
la prière « commune » nous a permis de faire. Évoquer et invoquer Dieu
ensemble nous a permis de nous rejoindre en vérité c’est-à-dire sans jamais
tenter de réduire l’altérité entre nous. Au Nom de Dieu, au nom de L’Autre,
nous avons été conduits à vivre dans un profond respect les uns des autres.
Si cette expérience de prière commune est tombée ce n’est pas sans avoir
porté tout son fruit. Elle nous a conduit à une écoute mutuelle, c’est-à-dire
à apprendre à nous parler en vérité. La prière est devenue échange fraternel.
Nous ne pouvons rien échanger tant que nous n’avons pas l’assurance que
l’autre ne cherche pas à nous rendre semblable à lui.
On peut ou non passer par l’expérience de la prière pour créer des lieux où
la différence entre musulmans et chrétiens permet la rencontre. Mais il est
urgent qu’existent ces lieux où l’autre puisse être reconnu dans toutes ses
dimensions, y compris religieuses. Sauf à sombrer dans l’imaginaire, ni les
musulmans ni les chrétiens ne vivent au septième ciel. La foi, pour les uns
comme pour les autres, s’exprime dans des actes et des comportements de la
vie de tous les jours. Chercher à se rejoindre ailleurs que dans les difficultés
et les joies quotidiennes, c’est échapper à la rencontre. Or la présence de
musulmans en France ne va pas sans poser de problèmes dans cette vie quotidienne.
La prière nous a conduits à susciter des occasions où ces difficultés
peuvent s’exprimer sans que nous nous suspections mutuellement de ne pas
respecter la foi des autres. Notre foi en Dieu est différente mais le fait de
savoir d’avance que ces différences seront acceptées - en particulier par des
croyants d’une autre religion - nous permet de vivre dans la confiance les uns
à l’égard des autres. Il est urgent que nous apprenions à discerner ensemble
ce qui fait difficulté sans prendre celui qui nous en fait part pour un ennemi.
Ainsi en va-t-il, par exemple, pour le problème que pose à certain le voile des
musulmanes. Sans cet a priori de bienveillance à l’égard de l’islam que nous
accordent nos amis musulmans, aurions-nous pu leur dire pourquoi, selon
nous, le port du voile peut être choquant pour certains en France ? En effet,
il s’inscrit dans une histoire où le catholicisme était perçu – souvent à juste
titre – comme désirant garder le pouvoir sur la société. Les signes religieux
sont d’autant plus connotés par cette lecture que, du côté catholique, beaucoup
de prêtres qui reprennent la soutane aujourd’hui veulent un retour à ce
christianisme d’antan. Ceux qui sont opposés au voile des femmes ne sont
pas tous des ennemis de l’islam. Les signes religieux musulmans réveillent
chez certains un inconscient collectif propre à l’histoire de France. Nous
ne pouvons exprimer ce point de vue à des musulmanes que si elles savent
d’avance que nous respectons leur foi et son mystère. Sans ce préjugé de
bienveillance, de leur côté des musulmanes ne peuvent pas nous faire part de
leur souffrance de se voir quotidiennement stigmatisées alors que, pour elles,
le fait de porter le voile n’a sa source que dans un acte de foi et d’amour de
Dieu. Sans cette confiance mutuelle, aucune parole ne peut passer. Ne reste
plus alors que le silence avec l’extérieur de sa communauté ou la violence.
Deux figures de la mortÁ!
De la foi en Dieu
à la confiance mutuelle
Il n’est qu’un seul Dieu. Il est Dieu de vie et le fait de créer des lieux de
parole et d’écoute est vital non seulement pour les croyants mais pour
la société entière. Des chrétiens accusent de plus en plus souvent de naïveté
ceux d’entre eux qui se sont engagés dans des relations avec des
musulmans. On nous fait remarquer que les chrétiens sont chassés des
pays musulmans, en premier lieu du Moyen-Orient qui est pourtant le
berceau du christianisme. S’ils agissent ainsi, nous dit-on, c’est bien
le signe qu’ils ne sont pas capables de vivre avec d’autres sans les
soumettre au mieux à la condition de dhimmis, c’est-à-dire d’inférieurs.
Du côté chrétien on nous dit de plus en plus fréquemment
que si les musulmans ne prennent pas le pouvoir en France cela
prouve qu’ils n’en ont pas la possibilité mais ne prouve en rien qu’ils
n’en aient pas le désir. On nous dit qu’il est dangereux de laisser
l’islam s’implanter en Occident. Du côté des musulmans, on nous
montre - à juste titre - que ces prises de positions font le jeu de
DAECH. Les djihadistes mettent en place une stratégie pour que les
musulmans se considèrent comme les victimes et les mal-aimés de
l’Occident. Leur salut consisterait alors à combattre au nom d’Allah
dans leurs propres rangs. Il est urgent de trouver des lieux où l’on
puisse se dire que si pour nous la foi en Dieu n’induit pas une prise
de pouvoir sur la société, pour certains de nos coreligionnaires elle
y conduit. Invoquer Dieu entre musulmans et chrétiens aujourd’hui
ne consiste pas d’abord à lire un passage de la Bible ou du Coran
mais à combattre ensemble la négation des autres dans la société et
la volonté de puissance de sa propre religion.
Où allons-nous si la foi en Dieu ne nous conduit pas à créer des
lieux où des musulmans et des chrétiens – parce qu’ils s’accordent
confiance - peuvent se parler en vérité ? Nous n’irons nulle part ailleurs
que dans la guerre si nous ne décidons pas « d’aller ensemble ».
C’est à des croyants dans chaque religion d’attester non seulement
en paroles mais en actes que notre Dieu est un Dieu de Paix. Vivre
du mystère de Dieu ne consiste pas à se plonger dans la contemplation
de Dieu où toute différence serait abolie. Vivre du mystère
de Dieu - pour les musulmans comme pour les chrétiens - suppose
de lutter ensemble pour construire une société où il est bon d’être
différents les uns des autres. Telle est peut-être la seule volonté et la
seule prière que Dieu adresse aux musulmans autant qu’aux chrétiens
aujourd’hui. Aux uns comme aux autres il n’est pas demandé
d’être assurés de la réussite mais de ne jamais lâcher cette direction
quels que soient les échecs ou les incompréhensions qu’ils auront à
traverser. Alors sans attendre d’avoir trouvé tous les moyens de vivre
en paix au sein de la société, nous connaitrons la joie d’être devenus
de vrais amis ! De cette joie dès maintenant, nous témoignons !
Christine Fontaine