La mystique en danger
Michel Jondot
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Le danger qui menace aujourd'hui notre pays
rappelle l'antisémitisme au moment de l'affaire Dreyfus
et la résistance de Péguy.
Ce dernier peut nous aider à saisir la dimension mystique de notre vie
lorsque nous échappons à la tentation de la méfiance.


La burqa : une loi dangereuse

Notre ami Mustapha Chérif nous envoie une déclaration qu'on peut lire dans ce numéro. Il nous avertit: légiférer au sujet de la burqa risque de renforcer le pouvoir de quelques vieux démons qui sortent du sommeil. On peut supposer, en effet, que le fait de recourir à une loi est une manoeuvre politique pour récupérer les faveurs d'un électorat qui s'est détourné du pouvoir en place aux élections régionales de mars dernier, pour rejoindre les rangs d'une extrême droite qui se nourrit d'une islamophobie clairement affirmée.

Bien évidemment toute personne sensée ne peut que réprouver ce genre d'accoutrement désocialisant. Cacher totalement son visage revient à fuir la parole, à refuser toute communication et, par le fait même, se déshumaniser. Le sourire devant l'amabilité d'un employé municipal ou d'un passant qui s'efface pour vous faire place dans la rue ou, au contraire, la grimace devant le déplaisir qu'on éprouve face à un comportement maladroit ou offensant, sont des manières de parler. Quelles que soient les convictions des uns et des autres, entre juifs, chrétiens et musulmans résidant en Europe, l'accord se fait pour regretter cet acte de mise à distance de la société tout entière. Profiter de cette unanimité pour promulguer une loi est une manSuvre dangereuse. L'islam de France dans son ensemble risque d'être stigmatisé, les commérages sur l'aliénation de la femme musulmane trouveront matière à se déployer et l'extrême droite sera renforcée.

Le souvenir de l'affaire Dreyfus

« Qui peut nier qu'il existe une islamophobie où c'est le musulman comme le juif d'hier qui est condamné?» Mustapha Chérif pose cette question dans un pays qui reste encore marqué par l'affaire Dreyfus. Il la formulait au moment où nous vivions, à la mosquée Ennour, des échanges passionnants sur la manière de vivre ensemble à l'heure où le visage de nos villes se modifie et où, à Gennevilliers par exemple, les questions religieuses ne sont plus d'abord des problèmes de clochers mais aussi des affaires de minaret. Les temps ont changé, c'est vrai ! Le problème religieux se pose en termes nouveaux et, si l'antisémitisme n'est pas mort, il n'empêche qu'il ne peut sans danger s'exprimer ouvertement. Mais les questions posées en France autour de l'Affaire Dreyfus resurgissent aujourd'hui, liées à la présence de l'islam. Il n'est peut-être pas inutile de rouvrir ce vieux dossier et d'abord de rappeler brièvement les faits et le contexte dans lequel ils se sont produits.

En cette dernière décennie du XIXème siècle, les désirs de retrouver une fierté française remuaient une opinion blessée par la défaite de 1870. L'étranger était considéré comme l'ennemi dont il convenait de se méfier pour maintenir la pureté du pays et le Juif était alors le premier suspect dont il fallait se protéger : le judaïsme n'est-il pas disséminé dans toutes les nations?

L'armée était l'institution en qui la France devait mettre ses espoirs: il convenait qu'elle soit à l'abri de toute contamination. Il ne faut pas s'étonner qu'en décembre 1894, un officier de confession juive, le Capitaine Dreyfus, ait alors été condamné à la détention perpétuelle, faussement accusé d'avoir livré des secrets militaires à l'Allemagne. Commençait alors ce qu'on a appelé «l'affaire» qui devait se poursuivre jusqu'en 1906, peu après la loi de 1905 qui, séparant l'Eglise et l'Etat, faisait naître la laïcité.

Belle coïncidence qui laisse deviner le tournant que prenait notre pays. Se mêlaient alors des fils qui s'entrecroisaient et qui créaient, si l'on se sert du vocabulaire de Mustapha Chérif à propos de l'islam en Europe, un bel «amalgame».


Patrie, insécurité, identité nationale

La fin du siècle voyait se modifier la répartition des classes sociales. La République avait succédé à l'Empire et aux massacres de La Commune. Le pouvoir n'était plus aux seules mains de la grande bourgeoisie  ; il était partagé avec les classes moyennes qui s'imposaient de plus en plus avec les progrès de l'industrialisation. Parmi celles-ci, on comptait de nombreux juifs qui avaient réussi et qui provoquaient ressentiment et jalousie chez ceux qui avaient prospéré sous les régimes monarchistes de Louis-Philippe ou du Second Empire. Autrement dit, deux formes de capitalisme s'affrontaient. La condamnation de Dreyfus fournissait aux conservateurs de tous ordres l'occasion de réunir les foules derrière quelques mots d'ordre simples : pureté de la race, patrie, insécurité, identité nationale.

Dans ce jeu économique et politique, la dimension religieuse n'était pas absente. Certes le pape avait conseillé en 1892 le ralliement à la République mais, ce faisant, il visait plus à faire naître la paix sociale qu'à manifester des convictions démocrates et républicaines. L'Eglise de France, à cette époque, était l'alliée objective des forces conservatrices et l'antisémitisme des chrétiens est vite apparu. Il est vrai que prendre parti pour les forces conservatrices était une façon de se protéger contre un anticléricalisme particulièrement virulent avec l'apparition du Parti radical qui devait aboutir à la loi de Séparation de 1905.

Une dimension éthique occultée

Dans cet enchevêtrement de l'économique, du politique et du religieux se posait à la conscience d'un pays une question dont la dimension éthique risquait d'être occultée. Moins de deux ans après la fameuse condamnation du Capitaine Dreyfus, il apparaissait que le procès avait été bâclé et sans doute truqué. Des documents étaient produits qui faisaient apparaître l'innocence du condamné. L'opinion publique était déchirée, alertée, enflammée par la presse. Autour de la fameuse lettre ouverte de Zola (« J'accuse » ; janvier 1898) se regroupaient ceux qu'on appelait «les dreyfusards»: à côté des juifs, des intellectuels comme Anatole France, des radicaux, les socialistes avec le cortège de tous les farouches anticléricaux. Le quotidien « La Croix », face à eux, se proclamait le journal catholique le plus antijuif de France et rejoignait ainsi la cohorte des « antidreyfusards » : antisémites et représentants des grandes institutions qui, avec l'Eglise, composaient le paysage traditionnel du pays : la justice et l'armée.

L'émoi était à son comble lorsque le ministère Waldeck-Rousseau amenait la gauche au pouvoir. La dimension éthique de ces dreyfusards se rafraîchissait bientôt ; le souci de l'ordre public l'emportait. Loin de rouvrir un procès qui, faisant apparaître l'innocence du condamné, aurait déclenché un soulèvement des foules conservatrices, on décrétait une loi d'amnistie concernant tous ceux qui, de près ou de loin, avaient été concernés par l'affaire. Ceux qui avaient monté l'affaire, ceux qui avaient faussé les témoignages, les vrais coupables, étaient mis sur le même plan que la victime. Ainsi la page était tournée : on évitait un procès. Le condamné échappait à la déportation mais, en refusant de reconnaître l'innocence de Dreyfus, à la justice et à la réparation, on substituait l'ordre et la sécurité.


Relire Péguy

L'événement a troublé tout un pays ; il a suscité des réflexions que la rencontre du 10 avril à Gennevilliers a réveillées. Bien des propos tenus sont une invitation à lire ou à relire un ouvrage écrit par Péguy en 1910 : « Notre jeunesse ». Atteignant son âge mûr, l'auteur revenait sur des événements qui remontaient à sa vie d'étudiant : il avait 25 ans lorsqu'il prenait parti pour les dreyfusards aux lendemains des révélations de Zola. Au moment de « l'affaire », il avait quitté l'Eglise de son enfance et écrivait dans les revues socialistes de l'époque mais lorsqu'il faisait retour sur ces années, il s'affirmait catholique sans pour autant renier ses engagements passés.

Le pluralisme des familles idéologiques qui se sont exprimées dans la Grande mosquée de Gennevilliers, est à lui seul comme un écho de la crise dreyfusiste. Deux prêtres - Christian Delorme et Joël Cherief - , deux imams - Tareq Oubrou et Mohammed Benali - , un représentant des institutions républicaines: Patrice Leclerc est à la fois conseiller municipal et Conseiller Général, revendiquant à la fois sa confiance en la laïcité et un athéisme qui ne refuse pas l'amitié et la collaboration de croyants musulmans ou chrétiens. L'affaire Dreyfus, elle aussi, était la rencontre de deux religions - le judaïsme et l'Eglise d'une part et la France républicaine d'autre part. Le dreyfusisme, avant qu'il ne sombre dans un lâche souci de sécurité, était une tentative héroïque pour dépasser les oppositions et les divisions injustes. L'esprit qui animait Péguy se retrouvait dans ces échanges de Gennevilliers. Le dreyfusisme de Péguy savait discerner cette volonté de rencontre qui dépasse les clivages  : il était farouchement républicain (on dirait aujourd'hui farouchement « laïque ») au moment des événements qui éclatèrent en cette fin de XIXème siècle. Revenu à la foi de son enfance et regardant les événements passés, il y voyait «une crise éminente dans l'histoire d'Israël» et il ajoute: «Elle fut une crise éminente évidemment dans l'histoire de France. Elle fut surtout une crise éminente... dans l'histoire de la chrétienté». A l'heure où s'affirme vigoureusement une volonté d'identité nationale, à l'heure où l'islamophobie a pris la place de l'antisémitisme, à l'heure où il n'est pas bon, dans la plupart des paroisses françaises, de parler de dialogue islamo-chrétien, à l'heure où le mot «sécurité» rassemble les suffrages, le regard de Péguy peut éclairer les réflexions des acteurs de « La Maison islamochrétienne ».

Oppositions religieuses ou clivages sociaux ?

Une première évidence s'impose à l'auteur de « Notre jeunesse ». Apparemment, aux yeux de l'opinion, les clivages qui divisaient le pays étaient plus importants qu'une autre opposition qui blessait la société de façon bien plus profonde mais beaucoup moins avouée et que Péguy a su diagnostiquer. En réalité le conflit que révélait l'affaire Dreyfus était moins celui qui opposait juifs et chrétiens, cléricaux et républicains, que celui qui divisait chacune de ces familles idéologiques. Le dénouement de la crise a, en effet, révélé que la réalité illustrait le dicton et que l'argent était le véritable nerf de cette guerre intérieure au pays. L'arrivée au pouvoir de la coalition des gauches ne changeait rien à l'affaire; elle ne modifiait pas le fonctionnement économique d'une société industrielle reposant sur l'argent. L'antisémitisme des Français, notamment des chrétiens, se nourrissait d'une prétendue solidarité financière entre les Juifs et d'un amour pathologique de l'argent. Faisant appel à sa propre expérience, Péguy évoque la cruauté d'un créancier dont, en tant que responsable des Cahiers de la Quinzaine, il fut victime : « C'était un Français, j'ai honte à le dire, c'était hélas un « chrétien », trente fois millionnaire. Que n'aurait-on pas dit s'il avait été juif ! ». On reprochait aux juifs leur solidarité ; Péguy rétorquait que les chrétiens plutôt que de les critiquer sur ce point, devraient les imiter. En réalité, le véritable obstacle au « vivre ensemble » n'est pas l'opposition du juif et du chrétien mais du riche et du pauvre. » Entre le bourgeois chrétien et le bourgeois juif d'une part et le monde des pauvres, qu'ils soient chrétiens ou juifs, d'autre part, l'écart est infiniment plus grand qu'entre le judaïsme et ce que notre auteur appelle « la chrétienté ». Le scandale n'est pas tant qu'il y ait des écarts financiers entre les uns et les autres. Ce qu'il faut déplorer c'est qu'entre les uns et les autres, il n'y ait aucune communication : « Il n'y a plus aucune cité ! ». Que dirait-il aujourd'hui devant la ghettoïsation des banlieues, la ségrégation opérée par le logement et le refus d'embaucher.


Une vision purement capitaliste

Les propos tenus le 10 avril avaient une saveur assez semblable lorsque Tareq Oubrou qui estime que les chocs entre les uns et les autres sont moins entre les religions qu'à l'intérieur des religions : «Nous sommes dans une complexité qui menace les systèmes religieux. ...Nous sommes dans une vision purement capitaliste et purement financière» et la religion musulmane entre dans un système où il n'y a plus de spirituel mais le service, par exemple «de la finance islamique». Christian Delorme va dans le même sens lorsqu'il dit ses craintes de voir le développement économique d'un commerce hallal ou d'un système financier qui, sous prétexte de fidélité à l'islam, sépare les groupes humains les uns des autres. Péguy aurait pu faire siennes ces paroles de l'imam de Bordeaux : «Faisons donc un peu l'apologie de la pauvreté qui n'est pas la misère. Nous ne sommes pas obligés de consommer, de maintenir à tout prix son niveau de vie. Je peux chercher le bonheur dans la pauvreté».

La politique ou le danger des idéologies

Christian Delorme a fait allusion aux tentations de repli identitaire auxquelles succombent parfois l'islam et le christianisme ou même une certaine forme de laïcité. On s'affirme sinon contre les autres du moins face à eux. Le fait d'ériger en système une appartenance humaine est dangereux, aux yeux de l'auteur de « Notre jeunesse ». Dans l'affaire Dreyfus, il est à la fois sévère contre les parties en présence en même temps qu'il rend hommage à ce qui définit chacune d'entre elles. Certes, le dreyfusisme dont il s'est fait un temps l'apôtre luttait pour la défense d'un juif injustement condamné. Certes, il comprenait le judaïsme de l'intérieur ; une des figures les plus nobles à ses yeux est celle de Bernard Lazare qui fut une des têtes de file les plus importantes du combat pour la vérité. La manière dont il parle de lui manifeste qu'il a saisi, en vérité, ce qui fait l'âme d'un juif authentique. En faisant le portrait de son ami, il parle du prophétisme en des termes particulièrement pertinents. Ceci ne suffit pas, à ses yeux, pour justifier le comportement du judaïsme: «Il y a une politique juive. Pourquoi le nier? Ce serait le contraire, au contraire, qui serait suspect. Elle est sotte, comme toutes les politiques. Elle est prétentieuse, comme toutes les politiques. Elle est envahissante... Elle fait les affaires d'Israël comme les politiciens républicains font les affaires de la République...»

Avec ce mot « politique » est stigmatisé le comportement de tout groupe qui défend sa propre identité fût-ce au prix d'une injustice ou au détriment d'une communion ou d'un ensemble humain. Certes, au moment où il analyse les événements des années 90, Charles Péguy a réintégré le giron de l'Eglise. Il n'empêche qu'il s'exprime à son sujet en des termes qu'un anticlérical ne renierait pas. Le reproche qui lui est fait c'est de n'être plus la communion du saint et du pécheur, du riche et du pauvre. Bien sûr il se réjouit que la séparation de l'Eglise et de l'Etat permette que les évêques cessent d'être l'Eglise officielle de l'Etat. Hélas ! « Elle n'en demeure pas moins l'Eglise officielle de la bourgeoisie de l'Etat ». Restent, parmi les fractions qui s'opposaient dans l'affaire, les forces du socialisme que Péguy avait épousées dès la première heure. Ce mouvement était au cSur de la lutte dreyfusiste. La politique de Combes et même de Jaurès a souillé la noblesse du combat. Préférant l'ordre à la justice, la sécurité à la vérité, l'apparition du parti radical oubliait la pureté de ses origines pour se transformer en un anticléricalisme primaire contre lequel son ami, Bernard Lazare, et lui-même s'insurgeaient; on ne peut pas condamner des gens disaient-ils l'un et l'autre «sous prétexte qu'ils font leurs prières!» Travail de «maquignon»!


Dégradation de la mystique en politique

Cette sévérité qui s'exprime en des termes violents traduit une déception devant ce qu'il appelle «une dégradation de la mystique en politique». Avec cette intuition nous rejoignons ce qui était au cSur de ceux qui ont organisé cette rencontre de Gennevilliers: la volonté de «vivre ensemble»! Au départ, le socialisme auquel il adhérait prenait le relais de ce que l'Eglise avait perdu. Il s'agissait de rejoindre ceux que le monde de l'argent mettait à part: le monde ouvrier, victime de l'industrialisation. Il s'agissait de faire revivre la flamme que l'Eglise avait éteinte en pactisant avec la bourgeoisie, détruisant ainsi «la chrétienté». Entendons par ce mot l'ensemble constitué par la communion de tous que permet l'exercice de la «charité». Il y avait infiniment plus de charité dans les forces socialistes, à l'heure du dreyfusisme, que dans toutes les paroisses bourgeoises de la capitale. Non seulement le socialisme voulait « faire la vérité », mais rejoindre le monde du travail et les ouvriers que le système économique écartait de la cité. Autrefois, dans la chrétienté, entre les membres d'un même peuple le lien social était fort. La figure de Jeanne d'Arc n'était pas, si l'on en croit ce qu'en dit «  Notre jeunesse », le signe de ralliement nationaliste que brandit aujourd'hui «Le Front National». La sainteté de cette paysanne française du XVème siècle consistait dans le fait d'être au point de jonction entre les damnés et les élus.

La religion menace la mystique

C'est en ce point de jonction impossible que Péguy discerne ce qu'il appelle « la mystique  » et qui, curieusement, n'a rien à voir avec la croyance en Dieu. Bernard Lazare, l'ami à qui il voue une admiration sans bornes, était athée. Mais ce juif est considéré comme représentatif de la mystique des prophètes d'Israël. Il échappe, en effet, à l'esprit de système dans lequel s'est fourvoyé le socialisme de Jaurès et de Combes. Certes il s'opposait à une Eglise qui pactisait avec les antidreyfusards mais lorsque ces derniers, sous prétexte d'ordre et de sécurité, gomment la différence entre l'innocent et le coupable et lorsque, pour masquer que « le combat changea d'âme », on s'en prit aux congrégations religieuses, Bernard Lazare s'insurgea et Péguy dénonça ce qu'il appelait un maquignonnage. Lorsqu'un groupe, à l'intérieur d'un ensemble humain, s'insurge contre un autre, la mystique se dégrade en politique.

Les religions sont dans la ville: comment peuvent-elles vivre ensemble? Nous pensons qu'en posant cette question et en réfléchissant sur l'expérience de Gennevilliers, nous tentons de rejoindre ce niveau mystique que quelques uns ont atteint au tournant des XIXème et XXème siècles. A ce sujet, l'intervention de Joël Cherief était particulièrement éclairante. Représentant de cette Eglise qui avait été au cSur de la tourmente dreyfusarde et anticléricale, il évoquait la conscience qui s'éveillait chez les chrétiens de la ville au milieu du siècle dernier. Face à une France devenue laïque, la paroisse tentait de s'affirmer catholique en s'opposant aux initiatives de la municipalité ; un patronage catholique pour les jeunes, un ciné-club catholique, un dispensaire catholique, des oeuvres catholiques tentaient de gagner du terrain face aux Suvres laïques. Autour des années 1950, l'église locale abandonnait son emprise et les chrétiens cessaient d'affirmer une identité combative pour vivre humblement au coude à coude avec tous les citoyens. Elle perdait le terrain, l'identité chrétienne s'évanouissait mais les baptisés retrouvaient la saveur d'un peuple en partageant ses luttes et ses espoirs. Ce qu'elle retrouvait est peut-être ce que Péguy lui reprochait d'avoir perdu. Il opposait l'Eglise à la chrétienté comme il opposait la politique à la mystique ayant animé le dreyfusisme. L'Eglise a toujours été, disait-il, contre la mystique et notamment la mystique chrétienne dont « la charité » est le vrai nom. Rejoindre les peines et les efforts d'un peuple plutôt que d'une Eglise était une façon de retrouver cette mystique chrétienne perdue. Ceci ne s'est pas réalisé sans frais : le prix à payer consiste à perdre la face. Si c'est pour gagner la charité, peut-être faut-il se réjouir?


La force mystique déborde toutes les frontières

En effet lorsqu'on atteint ce point où les différents groupes rejoignent les mystiques qui les ont fait naître, la communion est parfaite et la cité se construit. C'est qu'en effet les mystiques ne peuvent être ennemies ; seuls les partis se font la guerre mais les mystiques sont fraternelles. Avec le recul, Péguy discerne que l'opposition prétendue entre juifs et catholiques n'est qu'une illusion, même si le parti clérical est antisémite. En réalité le parti juif comme le parti clérical ont ceci de semblable qu'ils défendent l'un et l'autre des intérêts particuliers. En cela ils s'opposent les uns et les autres au dreyfusisme qui ne défendait aucun parti mais qui se voulait universel. Dès 1899, notre auteur s'étonnait, dans un article d'une revue socialiste («La revue blanche» n° 151): «Pourquoi l'affaire est-elle devenue une affaire universelle alors que le massacre de trois cent mille Arméniens n'avait pas, trois ans plus tôt, soulevé la réprobation du monde civilisé?». Ce mot « universel » attaché à l'affaire se retrouve précisément dans nos échanges du 10 avril. Tareq Oubrou parle d'«éthique universelle» et Christian Delorme lui fait écho: «On a à réfléchir cette dimension de l'éthique universelle, de la fraternité universelle». Sans doute ce mot est celui qui traduit au mieux le souci de Joël Chérief lorsque, constatant les limites de la société dans laquelle nous vivons, il souligne que l'individu est roi et que la fraternité est menacée: «Il faut redécouvrir un fondement spirituel» dont les religions sont chacune une forme d'expression non exclusive des autres familles idéologiques qui les entourent. C'est bien ce souci que le dreyfusisme a fait apparaître; ceux qui s'y sont lancés sans calcul ont découvert que ce mouvement était celui qui fait naître les saints et les héros. L'élan mystique sans laquelle n'existerait aucune de nos grandes religions est peut-être la manifestation de cette force qu'on peut qualifier de spirituelle précisément parce que, débordant toutes les frontières, elle ouvre sur l'universel. Le repli identitaire, d'où qu'il vienne, tel est sans doute l'ennemi qui étouffe la dimension spirituelle sans lequel la vie cesse d'être vraiment humaine.

Le fruit d'un arbre dont la racine est mystique

La laïcité est-elle ce qui permet à chacune des familles religieuses ou idéologiques de cohabiter fraternellement? L'expérience de Mohammed Benali qui a négocié l'aventure de la mosquée Ennour permet de le penser. Les propos de Patrice Leclerc viennent confirmer cette conviction. Cet élu de la ville s'est proclamé athée. Il n'empêche qu'en venant partager les soucis des croyants de Gennevilliers, il manifestait un désir de fraternité où Péguy aurait reconnu le fruit d'un arbre dont la racine est mystique. A ses yeux, la laïcité est le respect de la liberté de chacun. Musulmans ou chrétiens de bonne volonté, croyants ou non-croyants se reconnaissent dans cette conviction. Encore faut-il prendre garde, il en va de la laïcité française comme de toute réalité humaine ; vécue par Patrice Leclerc, elle a une dimension mystique. Comme toute mystique elle peut se dégrader et se retrouver bassement politique.

Michel Jondot



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