La loi Leonetti
François Larue
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La loi « Leonetti » proscrit l’acharnement thérapeutique mais, dans sa forme actuelle, elle n’autorise pas d’accélérer la mort. Faut-il autoriser l’accélération si le patient le désire ? Le Docteur François Larue nous fait part de son expérience de médecin en relation avec des patients en fin de vie.


Les avancées de la loi Leonetti

La loi « Leonetti » sera bientôt réexaminée au Parlement. A cette occasion, Christine Fontaine et Michel Jondot m’ont demandé de faire appel à mon expérience de médecin et de livrer quelques réflexions.

J’exerce cette profession depuis une trentaine d’années sous différentes formes. Actuellement essentiellement anesthésiste, je me suis beaucoup impliqué dans la lutte contre la douleur et, au début de ma carrière, dans le mouvement des soins palliatifs, travaillant notamment dans l’unité de soins palliatifs créée par le Dr Maurice Abiven. Au contact de patients en fin de vie et de leur entourage j’ai acquis, certes, quelques convictions mais je continue à me poser de nombreuses questions face à des situations qui ont pu m’apparaître comme des impasses. Au passage, je suis étonné de prises de position parfois radicales (comme le sont souvent les positions militantes) qui ne me paraissent pas convenir aux subtilités de la fin de vie, sa complexité, son mystère, ses aspects souvent contradictoires. Par la description de quatre situations vécues (très récemment pour deux d’entre elles) je vous décrirai donc mes réflexions. Elles n’ont pas plus de valeur que les vôtres. Mais elles s’appuient sur du « réel ».

Je veux d’abord rappeler que la loi « Leonetti », véritable avancée législative saluée par tous, autorise depuis plusieurs années à ne pas poursuivre des soins considérés comme déraisonnables. Elle donne la parole au patient, lui permettant de demander la fin de certains traitements. Cette possibilité demeure quand le patient n’est plus en mesure de s’exprimer s’il a établi des « directives anticipées ». Le patient peut par ailleurs désigner un porte parole, la « personne de confiance ». Cette loi a manifestement contribué à clarifier certaines prises en charge. Il demeure que son application est loin d’être la règle et que, même si elle est respectée, des questions restent posées dans des situations exceptionnelles comme nous le verrons dans le quatrième exemple.

Je veux également rappeler, comme bien d’autres l’ont fait avant moi, que la pratique de soins palliatifs de qualité constitue la meilleure attitude face à la plupart des demandes d’euthanasie. Elles peuvent être exprimées au cours d’une maladie grave mais s’effacent le plus souvent quand les patients sont écoutés, entendus, soulagés de douleurs physiques ou d’autres symptômes pénibles.


L’ambivalence du désir

Cas N°1 : G est le frère d’un ami d’enfance, lui aussi médecin. Au début des années 90, mon ami m’annonce que son frère est atteint par le virus du SIDA, ce qui à l’époque constitue pour la grande majorité des patients un arrêt de mort à plus ou moins long terme. G est danseur, très attaché à son image. Il est aussi un intellectuel brillant. Avec bien d’autres, nous allons l’accompagner dans son parcours de patient et de proche.

Durant cette longue épreuve, il affirme longtemps qu’il ne permettra pas la déchéance de son corps ce qui en clair signifie qu’il mettra fin à sa vie pour l’éviter. Mais au fil des années, progressivement, cette affirmation se fera moins fréquente pour disparaître totalement. G aura une fin de vie prolongée et pénible. Il achèvera son existence dans une agonie de plusieurs semaines. A sa mort, son corps est d’une maigreur extrême. Sa vie s’est finalement prolongée jusqu’aux limites ultimes des réserves de son corps, affaibli par la maladie. Cet exemple illustre ce que nous constatons souvent : les volontés exprimées au début de la maladie grave fluctuent au cours de son évolution. Dans ce cas, la progression s’est faite en silence de « je n’accepterai pas la déchéance » à « la vie avant tout, quelles qu’en soient les conditions ». Plus généralement, on constate chez les patients une ambivalence qui peut s’exprimer très tard dans l’évolution de leur maladie. Quel soignant au contact d’un grand malade n’a pas observé que celui-ci passe de moments de pleine conscience de sa situation, sachant sa mort prochaine, à des paroles plus étonnantes, faisant parfois des projets pour un futur que chacun sait fortement compromis. Les psychologues qui ont travaillé sur ces comportements expliquent que cette ambivalence doit être respectée et accompagnée. Dans cet esprit, si un patient exprime son désir de mourir, éventuellement au prix d’une démarche active, il faut aussi entendre son désir de vivre. Pourquoi une requête aurait-elle plus de poids qu’une autre ?


Le corps parle plus fort que les mots

Le cas N°2 interroge sur les formes que peut revêtir l’ambivalence. Cette situation date d’une vingtaine d’années. Madame M est atteinte d’un cancer douloureux. Au début de sa prise en charge, Madame M refuse tout traitement contre la douleur, notamment les morphiniques. Elle finit par les accepter et avec le temps nous nous apprivoisons mutuellement. Puis arrive un moment où sa maladie ne peut plus guérir ; elle le sait et me demande de mettre fin à sa vie. Cette demande n’est pas motivée par des douleurs physiques (elles sont contrôlées par les traitements) mais par le caractère psychiquement insupportable de ce qu’elle vit. Toutes les tentatives d’aide psychologique n’y font rien.

Dans un premier temps, je cherche à savoir si cette demande est constante, conscient qu’elle peut s’intégrer dans une réflexion plus oscillante. Nous discutons donc longuement, pendant plusieurs semaines. Tous les soignants agissant auprès d’elle en font autant et lorsque nous en parlons en équipe, l’avis est unanime  : cette patiente demande à mourir. Vite ! Comme vous le savez, les équipes de soins palliatifs n’accèdent pas aux demandes d’aide active à mourir et une solution possible dans cette situation est de faire perdre conscience à la patiente dans le cadre de ce que nous appelons une sédation terminale. Ainsi, notre action consiste à traiter le symptôme (conscience insupportable de la vie imposée par la maladie) sans abréger activement la vie qui finit par s’arrêter spontanément quelques temps plus tard. Certes, un sommeil provoqué peut contribuer à raccourcir la vie restante, mais au moins n’est-ce pas le but. Après discussion en équipe et avec la patiente, la décision est prise de réaliser cette sédation. Mais contre toute attente, la patiente résiste au sommeil. Il faut des doses très inhabituelles de sédatifs voire de médicaments anesthésiques pour lui faire perdre conscience. Puis elle s’endort finalement. Mais dans cet état de sommeil induit, elle survit longtemps, plusieurs semaines ! Après avoir résisté au sommeil, résisterait-elle à la mort alors qu’elle l’a ostensiblement réclamée ?

Cette prise en charge m’a beaucoup marqué. Parmi les hypothèses pour expliquer cette évolution très inhabituelle, je retiens personnellement celle-ci : je suis convaincu que l’ambivalence de cette personne ne s’est pas exprimée par les mots mais par le corps. On peut ne pas être d’accord avec cette proposition. Mais nombre de soignants impliqués dans cette prise en charge ont eu la même interprétation.


Le mystère d’une vie

Cas N°3. Au cours de ma dernière garde d’anesthésie, je suis appelé en urgence. Madame B a fait un arrêt cardiaque. Je me rends très vite dans sa chambre. Cette patiente a été hospitalisée au cours de la nuit précédente et n’est pas connue du service. Agée de 60 ans elle a été admise pour un problème infectieux respiratoire et rien ne laisse supposer qu’elle est atteinte d’une maladie incurable. Avec l’équipe du service, nous entamons donc une réanimation. La patiente est intubée (mise en place d’un tube dans les voies respiratoires pour la faire respirer) et un massage cardiaque est pratiqué. Rapidement, le cœur reprend son fonctionnement normal et la période « suraiguë » est contrôlée. Nous avons alors le temps de nous informer sur l’ensemble de ses maladies et apprenons que Madame B est atteinte d’une maladie neurologique dégénérative depuis vingt ans, qu’elle est lourdement handicapée et a fait plusieurs accidents respiratoires graves en rapport avec sa maladie au cours des derniers mois : le contenu de son tube digestif passe partiellement dans ses poumons. Pour la mettre à l’abri de ces complications il faudrait l’alimenter par une sonde et protéger ses poumons par une trachéotomie, deux manœuvres très discutables chez une patiente manifestement gravement malade et vraisemblablement en fin de vie.

Nous sommes alors confrontés à des questions délicates. Fallait-il réanimer Madame B ? Certainement oui, car nous ne connaissions pas le contexte. Faut-il poursuivre les soins notamment respiratoires  ? Peu formé aux maladies neurologiques, je joins le service qui la connait ainsi que son médecin traitant. La réponse est unanime  : la poursuite de la réanimation est déraisonnable. Il faut alors rencontrer la famille. Le mari vient d’arriver. Nous lui expliquons la situation. Il est sidéré et ne réalise pas que la mort de son épouse est proche. Certes, cette issue était prévisible mais elle a été si souvent repoussée... Nous lui expliquons que les médecins qui prennent en charge son épouse et nous même faisons la même analyse mais qu’aucune décision ne sera prise dans l’urgence. Dans tous les cas l’avis des proches sera entendu et respecté. La patiente est alors admise en service de soins intensifs, le projet, partagé en équipe, étant de répondre aussi justement que possible à cette question éthique. Dans la journée arrivent les enfants dont un fils médecin. Celui-ci nous informe que Madame B avait envisagé de mettre fin à sa vie au besoin en se rendant à l’étranger afin de bénéficier d’une aide active à mourir. Elle avait aussi fermement refusé l’hypothèse d’une trachéotomie. Tout parait donc plutôt clair. Reste à obtenir l’accord de la famille pour mettre fin aux soins de réanimation. Nous leur laissons le temps nécessaire. En fait le « conseil de famille » se rend rapidement à nos arguments et nous demande de mettre fin immédiatement à la respiration artificielle en faisant en sorte que Madame B ne souffre pas. La machine est donc débranchée, le tube respiratoire retiré, la patiente recevant par ailleurs une sédation intraveineuse c’est-à-dire une perfusion de médicaments lui permettant de dormir paisiblement. Après avoir débranché la machine je reste un long moment dans la chambre en présence de l’infirmière. Nous nous attendons à une mort quasi immédiate. Mais ça ne se passe pas ainsi. La patiente respire et continue à vivre. Durant ce temps très particulier dans la chambre de Madame B je m’interroge. Qu’est que la vie ? Qu’est que cette vie ? Quand la vie de Madame B s’arrêtera-t-elle ? Cette période a-t-elle un sens ? Je ne trouve pas vraiment de réponse ayant l’impression maintes fois ressentie que tout cela est un mystère et que je ne me sens pas le droit d’intervenir.

La patiente est décédée quelques heures plus tard, sans que nous ayons agi d’une façon quelconque pour abréger sa vie. D’autres questions auraient pu se poser si sa survie s’était prolongée. Mais dans ce cas comme dans bien d’autres, je ne me sentais pas le droit d’intervenir. Qui serions nous pour nous autoriser à agir sur ce qui reste un mystère ?

Une parole interdite

Cas N°4 : le cas de Madame S, 80 ans, est au cœur du débat actuel. Atteinte d’un cancer qu’elle sait incurable elle est décidée à tout faire pour obtenir une aide à mourir. Son histoire personnelle a beaucoup d’importance dans sa décision : déportée pendant la seconde guerre mondiale, elle a subi des humiliations extrêmement traumatisantes et n’accepte pas l’idée de revivre une déchéance physique qu’elle a connue soixante ans plus tôt et dont l’évocation même lui est insupportable. Elle a pris contact avec un établissement en Suisse. Sa demande est considérée comme recevable mais elle doit faire la démarche en toute conscience et possession de ses moyens mentaux.

Je cite cet exemple pour plusieurs raisons. Madame S n’échappait pas à l’ambivalence et sa demande apparemment claire et constante cachait en réalité des hésitations qui l’ont notamment conduite à reculer le voyage en Suisse jusqu’à ne plus être physiquement en mesure de s’y rendre. Mais surtout, et c’est sur ce point que je voudrais insister, Madame S s’est interdite de toute parole concernant sa demande d’aide active à mourir ayant peur pour ses proches. Elle s’appuyait sur l’expérience d’Emmanuèle Bernheim décrite dans son livre « Tout s’est bien passé » (Gallimard). Dans cet ouvrage, l’auteure évoque la fin de vie de son père qui, très atteint par un AVC, a bénéficié d’une aide à mourir à l’étranger. Elle évoque les risques judiciaires graves qu’elle a pu courir pour avoir été « complice » de son père dans le cadre d’une démarche interdite par la loi française. Madame S s’est donc progressivement isolée de nombre de ses proches, ne gardant de contacts qu’avec deux ou trois d’entre eux. A l’évidence, elle s’est coupée d’amis, de parents qui auraient pu l’accompagner, partager. Elle s’est interdite de parole et, ce faisant, de contacts, de communication si importants dans la vie en général et plus particulièrement vers sa fin. Madame S n’a pas eu la fin de vie qu’elle souhaitait. Elle a été finalement hospitalisée dans un service où une sédation terminale qui aurait peut-être, au moins partiellement, répondu à ses attentes, a été catégoriquement refusée. Elle aura finalement eu la fin qu’elle craignait.

La parole est vitale

Je voudrais citer des phrases prononcées par Michel Jondot au cours d’une cérémonie, bien douloureuse, partagée ensemble : « La foi chrétienne consiste à reconnaître que la Parole est sacrée. Nous disons, nous les chrétiens, qu’elle est de Dieu et vient de Dieu. Nous croyons qu’elle a pris chair voici 2000 ans en la personne de Jésus de Nazareth. Nous croyons qu’elle se propage au fil des siècles et qu’elle vient jusqu’à nous. Pour ma part, je crois, au cœur des chagrins de ce jour, que lorsqu’entre nous la parole circule en vérité, un Autre nous rejoint ». Je ne prétends pas avoir la réflexion me permettant d’appréhender en profondeur le sens de ces mots. Mais en tant que médecin, comme tout soignant et sûrement comme tout homme, je réalise à quel point la parole est nécessaire, thérapeutique voire vitale. Dans le cas de Madame S, le silence dans lequel elle s’est emmurée était lié à l’impasse dans laquelle elle se sentait, impasse en rapport avec l’interdit légal de toute solution d’exception. Pour la première fois j’ai senti auprès de cette femme l’impérieuse nécessité de proposer une «  ouverture » au-delà de la démarche classique de soins palliatifs pour quelques situations particulières. Si une telle ouverture avait existé, Madame S aurait probablement pu s’exprimer d’avantage et partager. N’y aurait-il pas quelque contradiction à s’opposer par principe, pour des raisons religieuses notamment, à toute solution dont l’interdiction inhibe la parole ?

La question est complexe. Je n’ai pas la réponse. Mais d’expérience, j’ai la conviction qu’elle ne peut être occultée.


Une possibilité d’aide au suicide ?

Mon texte initial s’achevait ici. Il m’a été demandé d’être plus explicite. Exercice délicat quand on souhaite participer aux débats sans vouloir trancher. De quel droit le ferais-je ? Bernard Matray, prêtre qui enseignait l’éthique, commençait ainsi ses interventions : «  l’éthique est un questionnement ». Voici donc le mien :

Inscrit dans le mouvement des soins palliatifs depuis le début de mon parcours médical, j’ai toujours eu un respect total pour le mystère de la vie et me suis interdit d’agir d’une façon quelconque sur sa durée. En ce sens, comme beaucoup, la loi Léonetti m’a convenu et correspondait totalement à ma pratique. La justesse de son contenu était l’aboutissement logique du remarquable travail de réflexion qui l’avait précédée.

Mais l’expérience est là. Le cas de Madame S m’a confronté à une sorte d’impasse. Face à elle, j’ai eu le sentiment que si une aide au suicide avait été possible, même d’une façon très restrictive, au moins la parole aurait-elle pu se libérer.

J’ai évoqué ce cas avec des collègues et amis. Pour certains, il est exclu d’élargir la loi en ce sens. Pour eux, ces cas exceptionnels doivent faire l’objet d’une « transgression » de la loi, d’un accord « secret » entre le patient et son médecin. Je respecte cette opinion. Mais elle me gêne pour plusieurs raisons :

• Ces cas, exceptionnels, ne justifieraient pas à leurs yeux de modification législative en raison de leur rareté. Certes, mais ils existent !

• Le statu quo législatif préviendrait du risque de dérive, « inévitable  » selon eux si la loi est élargie. Ceci suppose que des dérives n’existent pas dans la situation actuelle ce que je crois faux. Il me semble que l’interdiction ne peut ni favoriser la transparence des pratiques ni éviter des débordements qui sont loin d’être exceptionnels dans ce que j’ai pu observer. Le secret de la relation duelle peut au contraire favoriser les dérives que tous craignent légitimement.

• Imaginons que ceci se fasse dans l’intimité de la relation duelle patient médecin, comment fait-on ? En pratique, face au patient, que lui propose-t-on d’ingérer ? Il ne s’agit pas en effet d’être « acteur » de la mort mais d’aider le patient à y mettre un terme par lui-même en mettant des moyens à sa disposition. Je ne connais pas la réponse et ne suis probablement pas le seul…

Pour ces raisons, après avoir résisté longtemps à cette idée, il me semble personnellement que la loi Léonetti mériterait d’être modifiée en introduisant une possibilité d’aide au suicide. Bien entendu, des limites strictes devraient être prévues et l’intervention médicale devrait être précisée, l’aide au suicide n’étant pas nécessairement un acte médical.

Cette opinion est personnelle et elle peut évoluer. Je respecte les avis contraires et serais heureux d’en débattre.

François Larue


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