La grande dignité du pain en Orient
Boutros Hallaq
"La nourriture en islam et en christianisme" Page d'accueil Nouveautés Contact

Pour Boutros Hallaq, arabe chrétien né en Syrie, le respect dû au pain est lié à une tradition dans laquelle la frugalité était liée à la convivialité. Saurons-nous, après cette pandémie, retrouver cette culture ?

Que faire du pain rassis qui s’accumule dans mon panier, faute d’un pot de compost ? Question insistante devenue casse-tête, tant me rebutait de jeter du pain à la poubelle. Scrupule infondé ? Sûrement, surtout en ces « temps modernes » où la rationalité nous enjoint de vivre l’abondance et l’option pour le choix le plus raffiné : déguster du pain frais à chaque repas sans se soucier du surplus. Pourquoi irais-je donc me figer dans une attitude que seule justifie une pénurie ancestrale, opportunément sacralisée par une mythologie éculée de compensation ? Après tout, je fais partie de ces privilégiés qui ont su tirer profit de leurs facultés rationnelles pour fructifier les dons de la terre ! Dans le même temps, cependant, comment me libérer de cet impératif absolu, en moi inculqué depuis ma tendre enfance – et sans déchoir dans l’impiété, voire l’imposture –, qui me commande de ne point mépriser al-ni’ma, le don, la grâce, ni’mat-allah, le don gracieusement accordé par Dieu, la miche de pain ? En effet c’est ainsi que, dans mon milieu populaire, on désignait souvent le pain. J’entends encore ma grandmère paternelle nous rappeler inlassablement : lamlimou al-kisar li’allâ tafnâ, Ramassez soigneusement les miettes de pain afin qu’elles ne se perdent pas. Ce rappel n’est en fait qu’une version légèrement modifiée de la recommandation de Jésus à ses disciples lors de la multiplication des pains : « Rassemblez les morceaux en surplus, pour que rien ne se perde. » (Jn 6,12). En reprenant la formule même de Jésus, la tradition populaire ne fait que donner encore plus de crédit au respect dû au pain, respect profondément enraciné dans la mentalité sémitique et plus largement araméenne. Inutile de vous dire par ailleurs ma sortie du dilemme fut des plus hypocrites : j’ai jeté le pain rassis dans le panier à papier, misérablement.

La sacralité du pain

Il va de soi que la sacralité du pain – je devrais dire du blé – rejaillit, dans ce contexte oriental, sur toute nourriture. En effet, le pain, fabriqué de préférence avec de la farine de blé, ne constitue pas le complément du repas, mais son élément de base agrémenté matin et soir de quelques olives, miettes de fromage ou fruit de saison, et à midi (traditionnellement le seul vrai repas) de mets plus consistants préparés et relevés toujours d’huile d’olive. Si dans les milieux aisés, ces mets peuvent contenir de la viande et des produits plus raffinés, dans les milieux populaires, tous ces produits d’accompagnement, utilisés en petites quantités, sont désignés en arabe par un terme générique attesté bien avant l’islam : adam (a.d.m) ou adâm. J’entends encore le rappel des parents, pendant les repas, de ne pas abuser de l’adam. Oui, c’est le pain, pur produit du blé, qui constitue l’essentiel de la nourriture.

Cette coutume est loin d’être restreinte à la pratique des sociétés chrétiennes, musulmanes ou juives, toutes apparues à une période relativement récente de l’histoire de l’Orient ; elle est liée à un mode de vie élaboré à travers des millénaires par les différentes cultures qui à un moment donné trouvèrent à s’exprimer dans l’araméen. Car, ne l’oublions pas, celui-ci s’imposa pendant plus de deux millénaires, comme la langue internationale de civilisation, et non seulement dans le négoce et la diplomatie, en tirant son savoir de tous les savoirs véhiculés par les langues régionales.

L’expérience particulière que j’ai vécue dans un milieu arabe chrétien reflète, sans grand risque d’erreur, celle de l’aire araméenne. Et, dans la mesure où l’on remplace le blé par d’autres éléments de base, elle peut même rejoindre les pratiques d’autres zones de civilisations à travers le monde. Tant l’homme est partout l’homme.

Cette sacralité du pain est célébrée par des rites, des pratiques, des gestes qui sont restés vivaces dans l’inconscient populaire jusqu’à l’avènement de l’ère de consommation, ce phénomène s’imposant partout alors même qu’il est vécu dans la misère dans bien des lieux sous le soleil. Elle est signifiée essentiellement par trois impératifs : prière, silence, non-profanation.

La prière est pratiquée dans les religions monothéistes au début pour bénir le repas, et à la fin pour remercier. Cela peut se réduire en arabe à une formule, bismi-lâh, ou à un simple geste comme le signe de la croix. Entre les deux prières, le repas doit se passer en silence et à un rythme rapide : c’est un moment sacré où Dieu nous accorde ses « dons, grâces » pour poursuivre notre chemin ; un moment où est concrétisée la demande exprimée dans le Notre Père : donne-nous notre pain de chaque jour. On est loin de la notion du repas en vigueur en Occident comme moment de plaisir et de convivialité. En outre, rien ne doit être laissé dans l’assiette, sous peine de mépriser le don de Dieu ou de détruire ce qui pourrait être utile à de plus pauvres. Mais l’imposture atteint son paroxysme dans le geste impie de jeter des miettes ou des restes dans la rue ; les laisser fouler est une grave offense à Dieu, voire une profanation. Le passant qui s’en aperçoit doit, pour leur rendre leur dignité, les ramasser, comme il le fait des bouts de textes coraniques tombés d’un livre. C’est en cela que le blé se distingue de l’orge en Orient (ou du moins dans certaines régions), celle-ci étant réservée aux animaux domestiques.

Ce caractère sacré reconnu au pain préside déjà à la récolte du blé. Comment oublier cette immense joie de mon enfance liée au mois d’août : participer au battage du blé. Le baydar, ou l’aire de battage. Assis sur un nawraj, une planche en bois sertie de pierres dures sur l’autre face et tirée par un cheval, on tournait en boucle sur un matelas de blé fauché jusqu’à ce que le grain soit séparé de la paille ; commence alors l’opération qui consiste à isoler le blé. C’était la fête avec ses rites spécifiques. Mais cette fête commençait souvent, elle aussi, par une bénédiction du baydar en présence de toute la maisonnée. Puis l’on enchaînait avec les vendanges suivies de la préparation du raisin sec et bien sûr du vin.

Le pain, Sacrement de la vie sociale

Si le blé est sacré, c’est aussi qu’il constitue ce qui lie la communauté humaine ou - soit dit en termes chrétiens - le « sacrement » de la vie sociale. Nous avons partagé le pain et le sel est le titre d’un petit livre écrit par le dominicain français Serge de Beaurecueil - paru il y a une cinquantaine d’années et réédité sous l’appellation Un chrétien en Afghanistan (Cerf) -. Ce geste d’amitié, d’hospitalité et/ou d’alliance est largement connu, et il a toujours cours sous différentes formes en Orient. Souvent la tradition populaire l’utilise aussi sous une forme contractée : partager le sel, mâlaha en arabe. Ce verbe dérivé de milh, sel, désigne par sa forme morphologique même l’acte de partager ; il est forcément transitif : « Untel a mâlaha untel », il l’a reconnu comme ami, allié… En s’élargissant, cette pratique vaut pour l’eau. Donner de l’eau à un étranger c’est le reconnaître comme frère et par conséquent lui donner l’hospitalité. Dans Les croisades racontées par les Arabes, Amin Maalouf rapporte qu’après une victoire sur les Croisés, Saladin a convoqué leurs princes faits prisonniers sous sa tente. A un moment, l’un d’eux se jette sur une coupe d’eau ; Saladin l’en empêche. « Ce n’est pas pour toi – dit-il en substance, car tu as trahi ta parole de chevalier ». Il sera condamné à mort, les autres en boiront et seront graciés. Nul besoin de commentaire.

La charge sacramentelle du blé est parfaitement illustrée par Gibrân dans une nouvelle publiée en 1910, intitulée khalil al-kâfir, Khalîl l’Apostat ; titre qui pourrait se traduire aussi par Abraham l’Apostat, ce prénom étant utilisé en arabe – dans le Coran notamment – comme attribut d’Abraham, car il est reconnu comme « khalil al-lâh », « ami intime » de Dieu. Relevant du genre utopiste, ce récit raconte l’avènement enfin d’une communauté humaine, initié par un jeune paysan pauvre qui s’est trouvé engagé dans la vie monacale. Constatant le comportement des moines peu adéquat avec l’évangile, il le conteste, demande explication et finit par se révolter. Il est alors expulsé du couvent en pleine nuit hivernale secouée par une gigantesque tempête de neige. Perdu dans la haute montagne du Nord-Liban, il est sauvé de justesse par une veuve et sa fille, appelées Rachel et Mariam. Il ne tarde pas à être traqué par le pouvoir féodal allié au pouvoir ecclésiastique.

Il affronte courageusement le Seigneur local et le prêtre de la commune. Son procès reproduit la « passion » du Christ face au grand prêtre et au gouverneur romain, mais sa « passion » prend un tour différent, car il réussit à soulever le peuple grâce à un discours enflammé, où les citations évangéliques se mêlent aux arguments des ténors de la révolution Française. Grâce à l’adhésion du peuple, sa « passion » se solde par une « résurrection ». Ensemble, ils abattront pacifiquement le pouvoir en place. Ils inventeront une société laïque où l’église du village comme le palais du seigneur resteront des « lieux vides », signe que les institutions temporelles et spirituelles sont désormais remplacées par « le souffle de l’Esprit » : égalité, convivialité par le partage de tout bien, joie du travail et du loisir. Cette société s’organise autour du blé et du vin. En somme, c’est sous la forme d’une authentique eucharistie laïque d’inspiration évangélique que s’organise la vie de la communauté, en lieu et place d’une eucharistie officielle reposant sur des structures foncièrement antiévangéliques. Bien au-delà d’un laïcisme frustre, seul le partage du blé pouvait faire office de lien organique pour l’ensemble des citoyens.

Dignité de la frugalité dans la convivialité,
opulence dans la misère

Gibran écrit cette fiction utopiste en 1908, alors que sa société, qui vivait sous le joug d’un pouvoir césaro-papiste abusif, était victime d’une grave crise économique qui allait bientôt se transformer en famine. Il écrit en ayant en mémoire un mouvement social qui, cinquante ans plus tôt, mobilisa contre ce même pouvoir la paysannerie chrétienne et musulmane qui réclamait le droit au travail dans la liberté, la dignité et le partage de la frugalité. Il fait en même temps écho à la misère qu’il a vécue personnellement dans la montagne libanaise, sans omettre d’évoquer aussi une pénurie « heureuse », vécue dans la dignité.

Il se trouve que cette fiction entre en résonnance également, à quelques milliers de kilomètres du Proche-Orient et avec quelques années d’avance, à ce merveilleux texte de Charles Péguy paru en 1913, L’Argent. Il y chante le travail bien fait qui assurait dignité dans la frugalité, le partage et la convivialité, avant qu’un capitalisme débridé accaparant les fruits du progrès né de la révolution technologique ne réduisît les travailleurs à la misère et à l’aliénation, et n’exposa les territoires colonisés au pillage de leurs richesses et forces de travail ; le tout au profit d’un petit groupe de patrons d’entreprises et d’hommes d’affaires voraces. Pourrions-nous oublier cela, nous qui vivons, même dans les sociétés privilégiées, la régression des droits du travail chèrement acquis par nos aînés, retour vers ce dix-neuvième siècle ambigu ?

Assurément, il n’est pas difficile, en effet, de voir dans ces tableaux brossés par Gibran et Péguy l’état actuel du monde, agrandi à l’extrême, aggravé aujourd’hui par cette pandémie sans frontières. Pandémie mondialisée qui doit beaucoup à l’action de l’homme dans sa lancée aventureuse sur la voie du seul progrès. Nul besoin de disserter là-dessus, un seul exemple suffirait. Travaillant récemment sur des statistiques fournies par les organismes internationaux, Alain Badiou réfléchit sur le lien entre l’expansion des zones de guerres et une mondialisation folle (« Penser le meurtre de masses », conférence publique, 2016, qui circule sur la toile). En effet 50% accaparent toutes les ressources, mais inégalement : 1% ont 46%, 10% (y compris le 1%) ont 86%. Ne reste que 14% de ressources que se partagent 40% de la population constituée par les classes moyennes, celles-ci résidant majoritairement dans les pays industrialisés. En somme, 50% de la population mondiale accaparent l’ensemble richesses, rejetant l’autre moitié dans la misère. Au regard de l’économie, en effet, cette moitié n’existe pratiquement pas : elle ne produit rien et consomme presque rien. C’est une masse au chômage. Autrement dit : elle constitue un immense réservoir susceptible d’alimenter les guerres. D’où l’épidémie de guerres qui monte en puissance depuis la deuxième guerre mondiale, laissant croire à des gens repus comme nous que jamais on n’avait connu une si longue période de « paix ». Ce drame est douloureusement ressenti dans plusieurs régions du tiersmonde, sans compter les populations marginalisées de pays développés. Mais il est particulièrement tragique dans le monde arabe, où voisinent l’opulence et la misère et où s’enchaînent les guerres, mettant à bas un pays après l’autre. Depuis 1947, les guerres israéliennes – si bien justifiées par les « Beaux Esprits » – scandent, voire initient une guerre après l’autre : la guerre civile au Liban (1975) mais aussi en Afghanistan puis en Algérie ; guerre qui atteint son paroxysme en Iraq en 1991 puis 2003, avant d’incendier la Syrie, la Libye et le Yemen. L’image de la misère avec son lot de tragédies humaines est aveuglante, notamment lorsqu’elle se réfléchit dans le miroir des fortunes insensées des dictatures wahhabites.

Une minorité opulente sans aucun autre mérite que les richesses du sous-sol et le soutien d’alliés « démocratiques », étale ses richesses sans vergogne : palais des mille et une nuits, jets, yachts… et un prince qui célèbre récemment le mariage de sa chamelle préférée avec un bel étalon, exhibant autour du cou de la « mariée » des colliers en or et pierres précieuses pour des centaines de millions de dollars. A part quelques déclarations de principe moralisantes, cela n’émeut aucune puissance. La guerre au Yemen ne fait pas exception : on l’a déjà oubliée, sauf quand les puits de pétrole brûlent. Saura-t-on, surtout après cette pandémie mondialisée, retrouver notre sens de l’humanité, un peu de notre dignité, même au prix d’une certaine modération dans la consommation, pour retrouver quelque chose de cette frugalité heureuse vécue dans la convivialité et la sérénité, déjà décrite par Claude Lévi-Strauss dans ses écrits sur les populations amazoniennes dites « sauvages » ? Il devient de plus en plus clair pour ceux qui veulent voir, que la vraie sauvagerie qui sape notre planète et menace notre humanité même ne pourrait être réduite ou dépassée que par le partage du pain ; lui-seul donne accès à plus d’humanité tant au miséreux qu’au repu. Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !

Boutros Hallaq


Retour au dossier "La nourriture en islam et en christianisme" / Retour page d'accueil