La bande dessinée, le dessin de presse et la caricature au Maghreb. Un combat pour la liberté

Selma Lajab
"La liberté d'expression" Page d'accueil Nouveautés Contact

Selma Lajab s’intéresse à l’art du Maghreb contemporain. Elle nous fait découvrir le rôle éminent joué par la BD et le dessin de presse dans la recherche d’une liberté d’expression par-delà censure et tabous.


Introduction

Cet article entre en résonance avec une exposition organisée sur la Bande dessinée au Maghreb. Histoire et résistance (1), laquelle s’inscrivait dans la poursuite d’un travail amorcé dans des journées d’études dont les actes ont été publiés récemment : Art et résistance au Maghreb et au Moyen-Orient, de 1945 à 2011 (2).

L’orientation proposée à ce moment-là sur la BD et le dessin de presse en Tunisie, voire la caricature, avait pour objectif de ne pas exclure cette forme artistique visuelle qui utilise l’humour et permet de transgresser les tabous, les non-dits, les menaces, autant d’atteintes à la liberté d’expression. Le 9e art s’avère ainsi une forme de résistance, notamment dans un pays où le pouvoir politique est autoritaire et la censure omniprésente.


En Tunisie

En Tunisie, les premiers dessins de presse apparaissent dans la presse communiste en langue arabe dès 1920, notamment dans leur journal Habib el Oumma (3). Ce sont le plus souvent des caricatures qui mettent en scène le grand colonat en accentuant à outrance les symboles de richesse et de domination et le fellah tunisien ou le pauvre citadin soumis, voir humilié. Ce n’est pas un hasard si le dessin de presse est caricatural dans ce contexte, pour une population quasi-analphabète, le dessin doit parler de lui-même, le message à transmettre doit s’abstenir du texte. La nécessité pour la presse communiste d’être en langue arabe permettait de s’adresser au plus grand nombre et de se démarquer de la presse en langue française qui était assimilée au monde colonial, même si le Parti Communiste Tunisien publiait également une presse en langue française. Ces périodiques en langue arabe du PCT seront régulièrement interdits par les autorités coloniales, leur directeur arrêté mais ils renaîtront avec un autre titre, lequel sera de nouveau interdit, et ainsi de suite…

Quant à la bande dessinée, il faut rappeler qu’elle fut longtemps réservée au monde de l’enfance et considérée alors comme un art mineur, mais elle va devenir progressivement un medium intergénérationnel, qui traverse les classes sociales et est en prise directe avec la culture populaire.

Ce qui nous intéresse présentement, c’est qu’aussi bien dans leur forme graphique que scripturale, ces mediums véhiculent l’engagement de leurs auteurs et artistes par le prisme de l’humour et de la dérision dans une société qui était muselée dans un pays comme la Tunisie, notamment avant la «  révolution » de janvier 2011, mais c’est aussi le cas au Maroc et dans une moindre mesure, en Algérie. Son caractère irrévérencieux se conjugue en fait avec une forme de résistance et de combat pour la liberté d’expression.

La production de cette forme artistique a été tardive en Tunisie puisque la première bande dessinée produite par des auteurs tunisiens et éditée localement sous forme d’album (4), intitulée Les Arrivistes de Tahar Fazaa (auteur) et Slaheddine Triki (dessinateur) date de 1983, bien que l’album de Mustapha Merchaoui qui rassemble des caricatures et dessins de presse est un peu antérieur et date de 1982.

En fait, pour la période allant de l’indépendance (1956) à janvier 2011 (fuite de Ben Ali), peu d’artistes s’y sont adonnés compte tenu des conditions difficiles de cette production, d’une part, et de l’étroitesse du marché d’autre part. Peu d’auteurs ont fait le pas et jusqu’à peu de temps, produire une BD relevait de l’audace et d’un tempérament certain, même si l’on assiste à une explosion de la production depuis la «  révolution » de 2011. Une des difficultés majeures relevait bien sûr de la censure, des pressions et des ennuis de toutes sortes que rencontraient les artistes qui s’y hasardaient.

D’autres publications des mêmes auteurs comme Les petites choses de la vie (5) et certaines caricatures de presse confirment cette forme discrète et humoristique de contestation dans un pays où la liberté de parole a longtemps été confisquée (6).

Dans le même temps, certains organes de presse comme Le Temps, la Presse ou Tunis-Hebdo commencent à publier des strips en leur réservant une partie très mineure.

Si la publication d’albums de bandes dessinées en Tunisie prend son essor à partir des années 1998, les productions antérieures de Tahar FAZAA étant plutôt exceptionnelles, c’est sans doute en grande partie grâce à l’organisation du 1er Salon international de la BD en 1997 à Tazarka (7) dont l’initiateur, Chedly Belkhamsa est lui-même dessinateur. Cet évènement en Tunisie a mis sous les projecteurs et rendu plus lisible ce 9e art et par l’invitation de bédéistes étrangers, a valorisé sa dimension internationale et a encouragé fortement la production locale.


En Algérie

Pour l’Algérie, l’essentiel des éléments présentés ici sont issus d’un article d’une jeune chercheuse, Farida Souiah, qui a travaillé sur le métier de caricaturiste en Algérie (8). Dans ce pays, l’histoire de la caricature est étroitement liée à celle du 9e art. Nombre d’artistes portent la double casquette de bédéiste et de caricaturiste : Mohamed Haroun, Mohamed Aram, Maz (Mohamed Mazar) et Slim. Ils forment la 1ère génération de caricaturistes et bédéistes algériens, qui sont nés dans une Algérie colonisée et ont commencé à dessiner avant 1988.

Si la caricature émerge en Algérie dans les années 50, notamment dans la presse coloniale avec les précurseurs tels que Ismaël Aït Djaffar, elle ne se développe qu’après l’indépendance en 1962. La 1ère BD algérienne Naar, une sirène à Sidi Ferruch, de Mohamed Aram, a commencé à paraître en 1967 sous forme de strips, dans l’hebdo Algérie Actualités. Quelques mois après, lui succède Moustache et les frères Belgacem, de Slim (9), le plus célèbre des bédéistes algériens, dans le quotidien francophone El Moudjahid. Les dessins de Slim traitent surtout des questions sociales mais ils sont l’objet régulièrement de censure, il découvre parfois au moment de la publication que certaines de ses planches ont été censurées ou ses textes réécrits.

Comme en Tunisie, c’est dans M’quidèch, une revue illustrée algérienne pour enfants qui paraît en 1969 que toute cette 1ère génération de bédéistes algériens ont fait leurs armes, mais la parution est interrompue en 1974.

La production de la BD connait alors un sérieux ralentissement jusqu’au milieu des années 80, notamment là aussi grâce à la création d’un Festival de la BD à Alger en 1986. Malgré l’ouverture politique de cette période, Slim continue d’être surveillé, il est régulièrement convoqué pour expliquer ses dessins ; il est même arrivé en 1984 que les forces de l’ordre détruisent 80.000 ex. d’Algérie-Actualités parce que Slim avait fait un dessin du président de l’époque, Chadli Bendjedid inaugurant un ministère fictionnel. Ali Dilem connaîtra la prison pour ses dessins dans Alger Républicain, Le Matin ou Liberté.


Au Maroc

Quant au Maroc, il y a quelques similitudes avec les deux autres pays du Maghreb mais le 9e art a un parcours assez différent de la Tunisie et de l’Algérie. Un travail très intéressant publié dans Africultures (10) permet de restituer en grande partie le cas marocain.

Au départ, les Bandes dessinées étaient des œuvres connues qui ont été traduites en langue arabe (comme Goldorak ou Tarzan) et des magazines pour la jeunesse provenant des pays du Golfe mais à partir des années 1990, le marché s’effondre et la BD est mal considérée. Pour retracer la production marocaine dans ce champ, la première trace date de 1950 à Tétouan par la diffusion d’une BD en arabe Le faucon du désert, d’un auteur inconnu. Puis, un vide se fait jusqu’aux années 60 et à partir de cette période, il s’agit plutôt de strips dans des journaux ou revues, notamment dans 2 revues satiriques : Tekchab et Satirix, deux revues critiques sur le plan social.

Après le décès d’Hassan II en 1999, une certaine ouverture de la liberté d’expression permet à des artistes de s’exprimer à travers la BD qui est utilisée à des fins politiques en dénonçant des atteintes aux droits de l’homme, mais le plus souvent a posteriori. Ainsi, Abdelaziz Mouride, professeur aux Beaux-Arts de Casablanca, publie en 2000 On affame bien les rats (éd. Tarik) témoignage de ce que furent les années de plomb et que l’auteur a écrit en fait dans sa cellule où il raconte jour après jour sa longue détention. Abdelaziz Mouride a été incarcéré, il était membre fondateur du courant d’extrême gauche dit du « 23 mars » et a lancé en 2004 le magazine Bled’Art, 1er journal de BD au Maroc mais qui ne durera que quelques numéros.

Autre bande dessinée sur ces années de répression, celle de Mohamed Nadrani en 2005 intitulée Les sarcophages du complexe : disparitions forcées et dans laquelle l’auteur, lui aussi incarcéré pendant ces années de plomb décrit les pénibles conditions de détention des jeunes militants des années 70.

Medium facile d’accès, la BD au Maroc a aussi été utilisée à des fins pédagogiques par des organismes officiels, que ce soit pour l’Histoire du Maroc en bande dessinée en 2004 ou la publication de la 1ère BD en berbère par l’Institut Royal de la culture amazigh dont l’objectif est la promotion de la langue et de la culture amazigh. Cette BD a été réalisée par une femme, Meriem Demnati, auteure de la 1ère BD en amazigh, en 2004.

Cela dit, les nouvelles générations utilisent un nouveau support, puisqu’en 2016, sont publiées sur internet 3 BD pour sensibiliser la jeunesse à la vie politique : Kelboub Yacoute et le parlement, Nouafal et la commune, et Aladdin et le berrad régional. Ces 3 BD sont dessinées par Zainab Fasiki et scénarisées par Mohamed Rahmo.


Conclusion

cet art visuel très souvent menacé : la BD et le dessin satirique ou la caricature sont liés à la presse et donc à son statut, mais par là même, à la censure, à l’existence ou non de textes garantissant la liberté d’expression et lorsqu’ils existent, à leur application, même si la nouvelle Constitution tunisienne de 2014, la prévoit dans son article 31.

Tout comme Honoré Daumier en France au 19e siècle qui a subi de nombreux déboires judiciaires, restons au Maghreb et souvenons-nous que Tahar Fazaa a dû abandonner la BD pendant plus de 20 ans suite à de multiples tracasseries (il a fait reparaître une BD en 2013, 2 ans après la « révolution  »), il faut aussi rappeler qu’Ali Dilem (11) a eu plusieurs procès et se retrouve affecté de 9 années cumulées de prison. De même, le bédéiste algérien Slim a connu bien des vicissitudes, tout comme Lahcen Bakhti au Maroc ou Khaled Gueddar qui a fait l’objet d’une inculpation pour avoir caricaturé un cousin du roi et a été condamné à 3 ans de prison avec sursis.

Rappelons également qu’en Tunisie, en octobre 2011, la projection sous forme de dessin animé de la BD Persépolis de Marjane Satrapi sur une chaîne de télévision, a déchainé l’hydre des foules intégristes obscurantistes à Tunis, alors que ce même dessin animé avait déjà été projeté sur les écrans de la capitale. Comme dirait Nadia Khiari (Willis from Tunis), ce n’est pas tant le dessin lui-même ou la caricature qui « met le feu aux poudres », tout dépend du contexte, du moment où sort le dessin, la caricature, la BD.

En tous les cas, au Maghreb ou ailleurs, censure officielle, état policier ou intolérance religieuse, l’art est pris pour cible… une seule réponse possible sans doute, continuer à produire ces mediums et résister. Mais les artistes le pourront-ils ? En tous les cas, au Maghreb, l’espoir est permis, de nouvelles générations de bédéistes sont nées en Tunisie, comme Nadia Khiari (12) (alias Willis from Tunis) ou les jeunes artistes de LAB619, en Algérie avec Nawel Louerrad, ou au Maroc avec Zainab Fasiki (13), ces femmes artistes, dessinatrices et bédéistes, courageuses et militantes, n’entendent pas se laisser intimider que ce soit par les pouvoirs politiques ou les intégristes radicaux.

Selma LAJAB

1- Conçue et réalisée par l’Association « Art et mémoire au Maghreb » et présentée en novembre 2019 au Centre Culturel de Vitry sur Seine, puis dans le cadre du Festival Vo-Vf en octobre 2020 à Gif-sur-Yvette.
2- Coordination Anissa Bouayed et Chantal Chanson-Jabeur, Cahier du GREMAMO n°23, éd.l’Harmattan, nov.2020, 174p.
3- Cf. Sarra ZAIED, Le langage du nationalisme : partis politiques, discours et mobilisations en Tunisie coloniale (1906-1956), Thèse de doctorat en histoire, Univ de Paris, septembre 2020, p. 216
4- Tahar FAZAA, Slaheddine TRIKI, Les Arrivistes, Tunis, Parenthèses Editions, janvier 1983, 44 p., « Le premier album de bandes dessinées tunisiennes » est indiqué sur la 4e de couverture
5- Tahar FAZAA, Slaheddine TRIKI, Les petites choses de la vie, Tunis, Apollonia Editions.
6- D’autres BD sont apparues en Tunisie à la fin du siècle dernier (1998) comme Hannibal, le défi de Carthage d’Abdelaziz BELKHODJA, mais son contenu et le graphisme ne relèvent pas du dessin satirique et n’ont pas de substrat politique, elle est une histoire en images tirée d’un roman publié précédemment, Les cendres de Carthage. En 2001, du même auteur mais avec un changement de dessinateur, L’affaire Carthage , aura un second épisode en août 2003 avec Vol 813 pour Paris.
7- 20e édition en 2017
8- Farida SOUIAH, « Humoriste, journaliste et artiste engagé. Le métier de caricaturiste en Algérie au prisme des œuvres de Hic et de Dilem consacrées aux bruleurs de frontières », in L’Année du Maghreb, n°15, 2016, pp.97-113
9- L’ensemble des strips seront publiés un an plus tard sous forme d’album
10- Site Afrique cultures : La BD au Maroc
11- Dessinateur et bédéiste algérien
12- Willis from Tunis, 10 ans et toujours vivant, préface Plantu, éd. Elysad, Tunis, 2020, 290 p.
13- Zainab Fasiki, Hshouma. Corps et sexualité au Maroc, Massot éd., Paris, sept. 2019, 108 p.

Retour au dossier "La liberté d'expression" / Retour page d'accueil