Justice des hommes, justice de Dieu
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Le dialogue islamochrétien est l'un des fruits de la justice
telle que la conçoit un pays laïque.
Elle rend possible le fait d'être les uns près des autres
avec les particularités qui nous distinguent.


La mosquée dans la ville

Samedi 10 octobre, 81 avenue Paul-Vaillant Couturier, inauguration de la mosquée Ennour, à Gennevilliers.

Il faudrait pouvoir réentendre les propos tenus par les représentants des différentes personnalités venues, ce jour-là, honorer la communauté musulmane de la ville. Certes, les discours musulmans avaient leur place mais les propos tenus par le Président de la mosquée ou par le représentant du CRCM étaient encadrés par ceux des responsables des institutions civiles : le Préfet du département et le Maire de la ville. La Paroisse et le diocèse de Nanterre, eux aussi, se sont exprimés. Ceux à qui s'adressaient ces différentes personnalités et qui remplissaient ce lieu de prière musulman venaient de tous les horizons idéologiques : chrétiens, voisins sans convictions religieuses, musulmans convaincus.

Cette mosquée existe parce que nous sommes à une époque et dans un pays où il faut protester lorsque les membres d'une communauté humaine, à l'intérieur d'un pays qui s'affirme démocratique, ne sont pas respectés dans leurs droits. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses », proclame la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen en 1789 (article 10). La Charte des Droits de l'Homme de 1948 précise davantage encore : « Toute personne a droit à la liberté de pensée et de religion ; ce droit implique la liberté... de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites » (art. 18). Les quelque 15 000 musulmans de la ville de Gennevilliers ne pouvaient pratiquer leur culte ni accomplir les rites prescrits que d'une façon à peu près clandestine, loin de la ville ou dans des locaux insalubres et cachés. Il fallait une loi de ce genre pour que les intéressés aient le droit de demander une issue à cette situation. Il fallait des personnalités soucieuses de faire respecter le droit pour que se déploient des efforts aboutissant à l'ouverture d'un lieu de culte capable d'accueillir, en toute sécurité, 2500 personnes à la fois. Il fallait honorer le droit accordé par la loi pour que, ce samedi 10 octobre 2009, les populations et les institutions les plus diverses puissent se reconnaître mutuellement et coexister dans la sérénité.

Au nom du peuple français

La justice, à nos yeux, est cette possibilité de vivre en société, les uns à côté des autres avec les particularités qui nous distinguent. Cette possibilité surgit dans la mesure où des lois définissent les droits de chacun et où des institutions en permettent le fonctionnement. C'est dire qu'il ne peut y avoir de société juste sans que s'y exerce un certain pouvoir. Celui-ci, dans les sociétés démocratiques modernes, appartient au peuple. Elles trouvent les moyens pour que se dégage ce que Rousseau appelait la « volonté générale »; par voie d'élections, chacun délègue son pouvoir à celui ou à ceux qui auront à déployer leur autorité pour l'exercer.

C'est dire également qu'en réalité, la source de la justice est dans l'acte de se parler. Comment se dégagera une volonté générale sans que les uns puissent se tourner vers les autres et faire entendre leurs appels ? Ceci suppose, bien sûr, que les individus se réfèrent à une instance commune au nom de laquelle ils se reconnaissent sujets de droit et de devoir. Au nom du peuple français , par exemple, 64 millions de personnes sont concitoyens, soumis aux mêmes devoirs et bénéficiaires des mêmes droits. « L'humanité », dans son ensemble, est devenue cette instance dépassant les droits de chacun pour formuler la Déclaration universelle des Droits de l'Homme ».


Pas d'humanité sans langage

On a longtemps discuté sur la pertinence de cette notion de « Droits de l'Homme». Marx y voyait une ruse de la classe bourgeoise pour masquer l'injustice dont elle était la source. On peut s'interroger aussi sur la pertinence d'une nature humaine à laquelle seraient attachés des droits valables toujours et partout. Le droit de propriété, pour ne prendre que celui-là, n'est pas attaché à toutes les formes de vie humaine. Il était ignoré des populations africaines au moment où le colonisateur, s'y implantant, faisait siennes les terres qu'aucun autochtone ne revendiquait mais où tous cultivaient, chassaient, trouvaient leur subsistance. En revanche, on ne peut trouver d'humanité sans qu'il y ait accès au langage. En réalité, toute réflexion sur les Droits de l'Homme ne peut tenir sans s'appuyer sur le fait qu'il n'est d'humanité que là où l'on peut se parler.

La justice en question permanente

La justice, de ce fait, n'est jamais définitive et reste toujours à définir. Elle est sans cesse le fruit d'une négociation où les attentes de chacun doivent pouvoir se faire entendre et aboutir à un accord. Est-il juste que des jeunes restent sans emploi? Est-il juste que des couples ne puissent s'unir parce qu'ils n'ont pas de logement pour abriter la famille qu'ils veulent construire? Est-il juste de chasser hors de nos frontières des hommes ou des femmes qui ne pourront prendre pied dans leurs pays? Est-il juste que, dans certaines communes, des élus, pour préserver les privilèges de quelques uns, refusent de construire des logements sociaux? Est-il juste que la femme n'ait pas accès aux mêmes fonctions que l'homme ? Est-il juste de laisser des enfants sans défense lorsqu'ils sont en danger d'être exploités? Est-il juste que, selon les quartiers où l'on grandit, les chances de réussite soient différentes? Des questions de ce genre et beaucoup d'autres sont posées. Elles doivent être entendues par ceux qui ont pouvoir de légiférer. La justice naît de ce jeu qui permet qu'advienne une société où chacun se sent reconnu et respecté. C'est dire que le comble de l'injustice se niche dans les sociétés où le pouvoir de parler est étouffé.

La justice a une dimension planétaire et l'humanité se dote d'institutions internationales. Avec celle des droits de l'homme est apparue la notion de « crime contre l'humanité ». Autrement dit, la paix entre les peuples est le fruit de la justice. Lorsque deux ensembles humains se font face, lorsqu'ils sont en désaccord sur leurs droits respectifs, s'ils ne se réfèrent pas l'un et l'autre à une instance qui les dépasse et sans laquelle il n'est pas d'alliance possible en humanité, la violence remplace le langage. Quand les adversaires ne se soumettent pas à un droit mondialement reconnu, on peut s'indigner. Que les résolutions de l'ONU soient systématiquement ignorées par un pays qui occupe des terres revendiquées par d'autres ne peut que conduire à la guerre.


La société fruit de la justice

La justice ne peut se maintenir sans un pouvoir judiciaire. Si la loi permet que les sujets qui s'y soumettent deviennent des citoyens capables de coexister de façon harmonieuse, elle a également pour conséquences de faire des coupables. Enfreindre la loi est une injure faite à la société tout entière qui se doit de « surveiller et punir » pour subsister. L'acte de juger est toujours solennel puisqu'il met en scène l'instance au nom de laquelle on sanctionne. Il inspire les romanciers. Qu'on songe, par exemple, à cette magnifique scène du procès de Meursault dans « L'Etranger » : « Le président m'a dit dans une forme bizarre que j'aurais la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français ». Et lorsque la transgression échappe au jugement, la loi s'impose encore prenant la forme du remords dans la conscience de celui qui a commis le forfait. Les Grecs y voyaient le travail des divinités infernales, les Erinyes. Dostoïevski a bien compris que son héros de « Crime et Châtiment », s'est détruit lui-même. Raskolnikov commet un meurtre désintéressé, simplement pour se prouver qu'il est au-dessus des lois. En réalité il découvre, grâce à la femme qui l'aime et à qui il confesse son crime, qu'en agissant de la sorte, il a fait son propre malheur ; il s'est exclu de la communauté humaine dans la mesure où celle-ci se compose d'hommes et de femmes qui peuvent, se faisant face, se reconnaître justes les uns devant les autres. Se livrer aux autorités, certes, aboutit à une condamnation mais en réalité le châtiment est la voie du salut ; elle lui redonne, une fois exécutée, le droit d'avoir place dans la société. Le voici réconcilié avec les hommes et avec lui-même. Le voici justifié tant il est vrai que le fruit de la justice se trouve dans la possibilité de faire société.

A ce mendiant qui l'implorait au nom de Dieu, Dom Juan faisait l'aumône en disant qu'il agissait au nom de l'humanité. Avec cette scène, Molière faisait rire ses contemporains qui, à part quelques exceptions, se réclamaient du droit de Dieu représenté par le roi. Dans nos sociétés contemporaines, Dieu n'est plus l'instance suprême au nom de laquelle fonctionne la justice. Tous les individus et tous les peuples sont sommés de se soumettre à la Charte des Droits de l'Homme.


Lois religieuses et lois civiles

Au milieu de ces nations diverses, les fidèles des trois monothéismes se soumettent tout comme les autres aux lois des pays où ils résident et, à moins de les transgresser, se reconnaissent, par le fait même, justes devant leurs concitoyens. Reste qu'ils composent, les uns et les autres, des ensembles particuliers au sein desquels ils se réfèrent à une autre justice; ils se réclament d'une instance transcendante que les juifs ne peuvent désigner par aucun nom, dont les chrétiens voient la manifestation dans l'histoire de Jésus et que les musulmans appellent Allah. Seraient-ils justes devant leurs contemporains, ils ne le seraient pas nécessairement pour autant devant Dieu.

Certes, les textes qui font loi, aux yeux des religions, sont rarement opposés aux lois civiles dans nos sociétés démocratiques. Les Dix commandements appartiennent à la Révélation biblique. Ils sont pourtant reconnus, mis à part le premier, comme constitutifs de toute vie en société. Ils protègent l'individu du repli sur soi qui est mortifère.

Les Evangiles, pour leur part, non seulement n'abolissent pas les Dix commandements mais en élargissent la portée. Ils dénoncent la mise à l'écart de l'étranger, le mépris du marginal. Ils font de celui-ci le prophète de l'avenir  ; le pauvre est la figure de l'homme qui a tout à attendre et qui porte les promesses du Royaume (« Heureux les pauvres de coeur : le Royaume des cieux est à eux »). Que la loi ne soit rien si elle ne s'accompagne de l'amour est une des intuitions fondamentales de Jésus. Elle ne peut pas, si elle est bien comprise, ne pas être acceptée dans nos sociétés modernes. L'amour est lien à autrui et celui-ci est le fruit de la justice que permet la loi. En ce qui concerne l'islam, dira-t-on que le port du voile ou l'accoutrement de certains islamistes, hommes ou femmes, sont incompatibles avec les lois de la République ? Certes, ceux et celles dont le vêtement est ostentatoire prétendent se soumettre aux prescriptions de Dieu, quitte à transgresser celles du pays occidental qui les accueille. Mais ces fidèles-là sont loin de faire l'unanimité dans l'islam européen en voie de constitution. Par ailleurs, dans la mesure où ce comportement fait l'objet de débats entre les autorités françaises et les représentants de l'islam, la recherche d'un accord est la manifestation d'un système qui n'est pas théocratique.


A propos de la sharia

Toujours est-il que la sharia, la loi dont se réclament les musulmans, a pour objectifs de faire vivre une société aux mieux des intérêts de chacun. Le Coran a été révélé à La Mecque : l'argent y créait des écarts entre les riches et les pauvres. Il fut d'emblée un appel à la justice. Il s'est poursuivi à Yathrib par l'établissement d'une société où les droits de chacun étaient soigneusement définis par voie de Révélation. Un lourd travail sur les textes et sur les paroles et récits concernant le Prophète (sunna) a abouti à une législation ; mises à part la question de la liberté religieuse et celle du choix des épouses on peut dire que les droits de l'homme tels qu'ils furent définis dans la Déclaration Universelle de 1948, sont compatibles avec l'islam.

S'il s'avère que nos appartenances religieuses ne sont pas un obstacle à la soumission aux lois humaines qui font les sociétés, si nous pouvons, du moins dans nos pays démocratiques, être considérés comme des justes aux yeux de la société sans cesser d'être croyants, dans quelle mesure pourrons-nous reconnaître que nous sommes justes devant Dieu?

Chrétiens et musulmans nous avançons dans la vie avec le souci de faire la volonté de Dieu. Dans quelle mesure y parvenons-nous? Il est à la portée de chacun de comprendre les dimensions de l'instance au nom de laquelle sont promulguées les lois auxquelles il se soumet: une nation, la communauté des peuples, l'humanité. En revanche, agir au Nom de Dieu dépasse nos capacités: de Lui à nous la distance est infinie. S'interroger sur le fait d'être juste devant Dieu soulève deux types de problèmes inséparables. Le premier concerne la valeur de nos actes, leurs mérites. Le second touche au jugement de Dieu.

Le bien et le mal

En ce qui concerne la valeur des actes humains, les musulmans considèrent qu'ils sont bons ou mauvais aux yeux de Dieu. Par sa Révélation, Dieu fait connaître ce qui est bien ou mal; la conformité à sa loi, accompagnée de l'intention de s'y soumettre, rend nos actes plus ou moins méritoires, plus ou moins condamnables. Ils ont du poids. Viendra le jour de la pesée qui sera aussi celui du jugement. Cette image tient une place importante dans le Coran: « Celui qui aura fait le poids d'un atome de bien le verra ; celui qui aura fait le poids d'un atome de mal le verra » (99/7-8). La figure de la balance confirme celle de la pesée; les actes bons sont sur l'un des plateaux, les actes mauvais sur le second. Cet instrument de mesure est donné en même temps que la Révélation (42/17) et, si le poids du mal l'emporte sur celui du bien, nul ne pourra plaider ni implorer le secours de quiconque. Cette heure du jugement est encore comparée à la traversée d'un pont ou un chemin de traverse, « le chemin de la fournaise » (37/23-24). En ce lieu de passage, frontière entre les justes et les damnés, tous les hommes seront interrogés: ils auront à répondre de ce qu'ils ont fait.

Face à ces menaces, le croyant n'a pas à être terrorisé. D'une part, sa foi en Dieu est un acte méritoire qui lui vaut d'entrer au Paradis. Par ailleurs, le musulman s'appuie sur la miséricorde divine. Dieu se laisse toucher par le repentir. Il est capable de pardonner. Le musulman peut avancer dans l'Espérance.


La loi et la grâce

L'attitude du chrétien est différente. Certes, il reconnaît que la loi de Moïse est un don de Dieu. Jésus n'abolit pas la Loi, il l'accomplit et l'amène à sa perfection: « Je ne suis pas venu l' abolir mais l'accomplir ». La loi est en effet ce qui permet l'Alliance entre le Seigneur et son peuple. L'alliance est parfaite lorsqu'un amour total unit ceux qui s'engagent; en Jésus l'amour est parfait et conduit l'Alliance à un sommet que l'homme ne peut atteindre mais que Jésus, Parole de Dieu faite homme, vient réaliser.

Face au mystère de Jésus, le chrétien prend conscience qu'à s'en tenir à la loi, l'homme ne peut pas être sauvé. St Paul va jusqu'à dire que la loi mène à la perte; c'est par elle que le croyant prend conscience de ses transgressions. Mais, en réalité, Jésus prend la place de la Loi; c'est Lui qui par sa vie, sa mort sur la Croix, sa Résurrection rétablit l'Alliance avec le Père. Dans ces conditions, ce qui rend le croyant juste devant Dieu, c'est l'adhésion à cet acte de Jésus mort et ressuscité. Le mot « foi » en christianisme désigne ce mouvement qui unit à Jésus.

A contempler ainsi en Christ l'acte qui établit en société avec Dieu, on comprend que la notion de mérite n'a plus grand sens. Par-delà ce que valent nos actes, les fidèles accueillent le don qui n'a pas de prix et que l'Église appelle la grâce. Est-ce à dire qu'on peut faire n'importe quoi puisqu'on est assuré, dans la foi, que Jésus a sauvé l'humanité? Loin de là! Entrer dans cette cohérence de la grâce conduit à « revêtir » le même comportement que celui de Jésus en se donnant tout entiers à ceux qui sont dans le besoin.

L'amour et la justice

Quant au jugement dernier, il n'est rien d'autre que la manifestation de ce qui est à vivre dès maintenant. Le chrétien adhère à Jésus, il Le rencontre chaque fois qu'il lutte, à corps perdu, contre la faim, la soif, le froid, le dénuement, l'exclusion. Inversement il sort de l'Alliance - c'est-à-dire de la foi - chaque fois qu'il ferme les yeux et le coeur sur la détresse humaine. Il faut lire le chapitre 25 de St Matthieu où, dans une magnifique parabole, Jésus met en scène ce moment final où s'opère un discernement non entre le bien et le mal mais entre l'amour et l'indifférence.

Au bout du compte, ce qui aura rendu justes, au jour du jugement, se sera manifesté, au cours de l'existence. L'amour sauve et seul l'amour rend humains. Cet amour est don de Dieu et manifestation de sa justice.

Saad Abssi, Mohammed Benali, Christine Fontaine, Michel Jondot



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