Les illusions tragiques
Minorités chrétiennes en pays musulmans
Michel Jondot
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Les chrétiens,
dans les pays à majorité musulmane,
sont victimes de deux rêves hégémoniques
qui s'affrontent.


Chrétiens en monde arabe :
une mise à l'épreuve

L'Occident et particulièrement la France, s'inquiètent de la situation des chrétiens minoritaires un peu partout dans les pays musulmans. Ce dossier évoque la souffrance de l'église en Algérie mais que dire de la situation aux Proche et au Moyen-Orient! Le Ministre des Affaires étrangères, Monsieur Kouchner, malgré la politique sévère de contrôle des mouvements migratoires dans l'Hexagone, étudie la possibilité d'accueillir les chrétiens d'Irak dont la situation est devenue impossible. Les chrétiens d'Egypte sont soumis à des vexations continuelles : des forces occultes soulèvent le peuple musulman contre les coptes ; ainsi, aux élections de 2005, les rares chrétiens inscrits sur des listes électorales se retiraient de la compétition tant les émeutes contre leurs coreligionnaires étaient fortes. Au Liban, on parle de complot contre les chrétiens qui, majoritaires en 1945, sont désormais moins de 25% : on achète leurs terres, comme faisaient les Juifs en Palestine avant la seconde guerre mondiale ; on les contraint à partir en les soumettant à des conditions d'insécurité insupportables. Quant aux chrétiens de Terre Sainte, ils sont terrorisés par leurs voisins musulmans qui voient en eux des « sionistes et des croisés ». A en croire un journaliste palestinien, Samir Qumsieh, « dans quinze ans d'ici il ne restera plus de chrétien à Bethléem ; c'est une situation extrêmement triste ! ».

Lorsqu'en France, dans un cadre islamochrétien, on ose aborder ce sujet, les réactions des musulmans sont intéressantes. Ils ne sont pas tentés de prendre parti pour leurs coreligionnaires : ces événements les blessent tout autant que leurs amis chrétiens.

Certes, les disciples du Coran et ceux de l'Evangile ont vécu pendant des siècles en bonne intelligence dans le Dar El-Islam. La dhimmitude a permis, au cours de l'histoire, une cohabitation pacifique et souvent fraternelle. Par ailleurs, en Terre Sainte, aux lendemains de la seconde Guerre mondiale et jusqu'à aujourd'hui, chrétiens et musulmans étaient solidaires pour résister contre l'occupation des territoires palestiniens et l'expulsion des familles hors de leurs villages. Le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) n'est-il pas l'oeuvre d'un chrétien, Georges Habache ?

Comment comprendre le pourrissement d'une coexistence multiséculaire?
Le 29 février 2008, l'archevêque de Mossoul en Irak était enlevé ; les trois diacres qui l'accompagnaient étaient assassinés. On réclamait 2,5 millions de dollars pour la libération de l'archevêque, Monseigneur Rahho, dont le corps était retrouvé mort quelques jours plus tard. Pareil événement est monnaie courante. Celui-ci est pourtant particulièrement éclairant. La ville de Mossoul venait d'être nettoyée par les armées américaines de tout danger terroriste ; l'enlèvement de l'archevêque était une manière de se moquer de cette opération et de manifester l'impuissance de l'adversaire.

Ce drame illustre un combat planétaire dont les événements d'Irak sont la manifestation et dont un livre récent fait l'analyse. Gilles Kepel, un politologue et islamologue bien connu, décrit avec minutie les deux entreprises gigantesques qui s'affrontent pour imposer un règne de justice universel et un triomphe définitif du Vrai et du Bien. « Terreur et Martyre » : tel est le titre de l'ouvrage en question. Il aboutit à montrer le rôle que pourrait jouer l'Europe par rapport à ce drame.

En réalité nous nous y référons pour comprendre le mécanisme infernal qui détruit une cohabitation remontant à la naissance de l'islam et qui chasse des chrétiens d'une terre où ils résident depuis la plus haute antiquité (leur langue est l'araméen que parlait Jésus).


L'échec militaire

Face à la terreur qui s'est imposée aux regards du monde, lors des événements du World Trade Center, on se doit de sauver la planète des menaces terroristes qui pèsent sur elle. Telle est la conviction de Georges Bush et des néoconservateurs américains depuis le 11 septembre 2001. Al Qaïda est l'ennemi à débusquer, le terrorisme est le mal qu'il faut éradiquer pour que les Droits de l'Homme et la démocratie soient acceptés et respectés par tous. Atteindre cet objectif revient à faire triompher définitivement le Bien.

Après une offensive contre l'Afghanistan et dans la logique de la Guerre du Golfe, les Etats-Unis, entraînant à leur suite plusieurs pays européens, se tournèrent vers l'Irak. En éliminant Saddam Hussein et en s'appuyant sur les chiites qui furent longtemps persécutés par le dictateur, la démocratie s'imposerait spontanément en Irak. La chute de l'empire soviétique en faisait naître la conviction. L'histoire récente avait montré comment attaquer « l'axe du Mal ».

L'Iran, chiite lui aussi, entrerait alors dans un processus qui s'étendrait à tous les pays arabes. Le Proche-Orient serait alors prêt à faire la paix avec Israël et plus rien ne ferait obstacle à la libre circulation des ressources pétrolières. Telle était la conviction d'un certain Occident qui, à la suite de Georges Bush, partait en guerre le 19 mars 2003. Certes, les armées irakiennes furent défaites le 1er mai 2003. La statue de Saddam fut symboliquement jetée à terre. En réalité, rien n'était gagné et l'Irak, loin de se rallier sous la bannière de la démocratie, est désormais un pays divisé profondément.

Tout d'abord, l'espoir mis dans le chiisme iranien fut vite déçu. Gilles Kepel fait remarquer que le jour où la statue de Saddam Hussein tombait de son piédestal était la date anniversaire de l'assassinat, vingt-trois ans plus tôt, d'un opposant chiite fameux, Mohammed Baqir-al-Sadr. Cette coïncidence fut interprétée comme un signe du ciel par certains. Un fils de celui qu'une masse de déshérités irakiens considérait comme un héros et un saint, Moqtada El Sadr, apparut alors comme le Mahdi attendu. Les chiites - faut-il le rappeler ?- attendent le retour du 12ème imam disparu mystérieusement en 934. Ce retour du Mahdi - le mot signifie « guide » mais on peut le traduire par « Messie » - doit être le prélude de la fin du monde et du triomphe définitif du Bien et du chiisme. Derrière Moqtada El-Sadr un grand nombre de chiites se rassemblèrent, convaincus qu'avec lui ils accèderaient au salut.

Ainsi, le monde sur lequel les USA voulaient s'appuyer pour faire l'unité, était déchiré. Aux disciples modérés de l'ayatollah Sistani, allié de l'envahisseur occidental et qui appelait au calme, s'opposait une armée de malheureux qui se voulait solidaire de la cause islamiste et arabe. Sunnites contre chiites divisés : joli chaos masquant le désarroi des chrétiens rangés parmi ceux que les ennemis des USA appellent « les sionistes et les croisés » ; ils ont quitté l'Irak lorsqu'ils le pouvaient ou se sont réfugiés au Kurdistan irakien, autre morceau d'un pays en miettes.

Pendant l'occupation qui suivit l'étrange victoire du 1er mai, le chiisme libanais faisait échec aux espoirs de Bush de réconcilier Israël et le monde arabe : le Hezbollah menait, en août 2006, la vie dure à l'Etat hébreu. Qui est maître au Proche-Orient ? Ahmadinedjad a su s'imposer et profiter des manoeuvres chiites en Irak. Le voici qui brandit la menace nucléaire face à l'ennemi américain affaibli


L'échec de la démocratie

Quant à la cause sacrée dont celui-ci se réclamait, la fameuse démocratie qui motivait la croisade occidentale, la voici souillée aux yeux du monde. Le pays qui prétendait défendre les Droits de l'homme trouve quelque part sur l'île de Cuba, un territoire échappant au droit pour éviter d'avoir à appliquer la loi américaine dans la prison de Guentanamo. Hors de toute protection juridique, on y parque des suspects ; ils sont torturés sans ménagement par les militaires, maintenus dans des conditions inhumaines, condamnés ou exécutés sans jugement. La chute de Saddam Hussein devait être un beau symbole de la victoire de la démocratie. En réalité son exécution, à en croire les images volées sur des portables et diffusées sur Internet, fut un lynchage barbare. Le monde entier a encore sous les yeux le spectacle de la prison d'Abou Ghraïb, à Bagdad. L'armée y a fait preuve d'un sadisme écoeurant en soumettant les prisonniers à des humiliations que le monde entier a pu regarder sur les écrans de télévision. La victoire de la démocratie s'avérait étalage de perversion !

L'Amérique voulait protéger le monde du terrorisme en se lançant dans la guerre en Irak. En réalité, entre le début des hostilités et la pendaison de Saddam, elle avait perdu plus d'hommes que le jour fameux du 11 septembre 2001. Pour désigner la suite des aventures qui conduisirent à ce triste bilan, Gilles Kepel, par dérision, parle de «Grand récit de la terreur». La même expression (« Grand récit ») désigne l'échec parallèle de l'adversaire : « le Grand récit du martyre ».


Les martyres du Jihad

Par « martyre » Gilles Kepel désigne l'acte par lequel des combattants musulmans, animés du souci de faire triompher l'islam, commettent des attentats où ils savent que leur vie terrestre disparaîtra pour faire place à la vie paradisiaque promise par le Coran.

Khomeiny, pendant la guerre contre l'Irak, s'était servi de cette arme : il envoyait des jeunes recrues au front pour faire face aux forces adverses. Ils acceptaient, en échange de la promesse d'entrer sans attendre au paradis, d'être tués pour ouvrir le chemin aux forces armées iraniennes. Le chiisme dispose d'un modèle traditionnel pour honorer ce comportement suicidaire : le martyre de Hussein petit fils d'Ali, décapité à Kerbala en 680 pour avoir refusé de se soumettre au pouvoir des Omeyades. Par le biais du Hezbollah, cette tactique chiite s'était déplacée en Palestine dans le milieu sunnite sous la houlette du mouvement Hamas. Les « attentats suicides » se multiplièrent. Ils furent justifiés par des fatwas prononcées par les plus hautes autorités sunnites : ils faisaient des victimes parmi les populations civiles alors que la charia interdit de porter la main sur d'autres que sur ceux qui ont les armes à la main. En Israël, hommes et femmes sont mobilisés en permanence ; tous les hébreux, sans distinction, ainsi en décidèrent l'ensemble des Oulemas, peuvent être considérés comme des combattants !

Le comportement des Palestiniens acceptant de mourir pour une cause qui fascine l'islam du monde entier entraînait la vénération de tous les musulmans pour ce peuple victime de l'Occident. Ben Laden voulut détourner cette admiration pour attirer les regards sur sa propre cause et hâter la victoire de la Guerre Sainte, le jihad armé. Celle-ci avait connu un premier résultat à Kaboul, le 15 février 1989, lorsque l'impie, en l'occurrence l'occupant soviétique, avait retiré ses troupes d'Afghanistan. L'opération suicide du 11 septembre était à ses yeux, la deuxième étape  : il s'agissait de forcer le regard de l'islam tout entier de façon qu'il se considère comme la victime de l'impie américain et de tous les « sionistes et croisés » de l'univers occidental. Il se mobiliserait pour une libération qui déboucherait sur un monde nouveau. La volonté de Dieu s'imposerait partout et la loi de l'islam serait reconnue par chacun. Ce serait la victoire définitive du Bien et du Vrai.

L'Irak fut le terrain privilégié de cette lutte. Les Américains commirent la maladresse d'éliminer tous les sunnites qui avaient exercé quelques responsabilités sous le régime de Saddam Hussein. Cette mesure vexatoire entraîna un mouvement de résistance à l'occupant ; des combattants vinrent du monde entier pour soutenir leur cause et combattre tous les croisés, c'est-à-dire les chiites de l'ayatollah Sistani choyés par les USA et tous les non-musulmans. La proclamation d'un « Etat islamique d'Irak », le 15 octobre 2006, donnait l'impression qu'Al-Qaïda avait libéré une portion du territoire irakien. En réalité le pays était déjà émietté ; le référendum du 15 octobre 2005 avait fait apparaître la fragmentation en identités particulières au détriment de toute unité. L'Oumma était bien loin de la réalité historique.

A l'intérieur de cette Guerre qui se voulait sainte, les fameux martyrs, loin d'être respectés, furent méprisés et considérés, en islam même, comme de vulgaires terroristes. Les hautes autorités des savants qui, avant le 11 septembre, avaient promulgué des fatwas autorisant les attentats suicides en Palestine refusèrent de cautionner les opérations d'Al Qaïda. Ils ne pouvaient classer tous les civils du monde dans la catégorie des combattants à affronter.


Echec d'Al-Qaïda

Quant à Al-Qaïda lui-même, il perdit la maîtrise de la Guerre Sainte. En réalité, deux forces soutenaient le jihad. D'un côté Ben Laden et Zawahiri ; de l'autre Zarquawi et Souri. Les premiers considèrent que le 11 septembre est l'an zéro d'une nouvelle période hégirienne  ; les seconds reprochent aux premiers une erreur stratégique. A mener la guerre sainte sur un front bien localisé, on se fragilise. On devient une cible qu'il est possible de viser et d'atteindre. Souri, quant à lui, en appelle à une « résistance islamique mondiale ». Il s'agit de créer, partout dans le monde, y compris en Europe, des cellules de jihad animées par des musulmans idéologiquement bien formés. A chaque cellule de prendre ses décisions et d'agir comme elle peut.

L'apparition de cette deuxième force correspondait à une extension des moyens de communication. Les jihadistes, pour propager leurs idées, se servirent d'abord d'Al-Jazeera ; cette chaîne donne la parole largement à tous ceux qui veulent la prendre. Le recours à Internet élargit encore le champ de leur propagande. Des exécutions par des personnages cagoulés sont diffusées largement à l'échelon de la planète. Peine perdue ! Certes, des attentats cruels sont le fruit de cette action : Madrid, Londres, l'assassinat du vidéaste Van Gogh aux Pays-Bas. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les prises d'otages et toutes les vexations dont les chrétiens sont victimes. Ces drames ne mobilisent pas l'islam européen ; lorsque ce terrorisme mondial a pris en otage deux journalistes, réclamant que la loi sur la laïcité en France soit retirée, l'islam de France s'est spontanément rangé derrière la République malgré son regret devant l'interdiction du voile islamique dans les écoles et lycées.

En fin de compte, ce Jihad qui voulait mondialiser l'islam n'a guère abouti qu'à contribuer à l'émiettement d'un pays, l'Irak. Pire encore, cette technique des « opérations-martyres » a manifesté ses limites en Palestine. Le mouvement Hamas lui-même fut obligé d'abandonner la violence pour se lancer dans le combat politique contre le Fatah et négocier une trêve. A l'émiettement de l'Irak s'ajoute l'éclatement en deux de la Palestine : Gaza d'un côté, la Cisjordanie de l'autre. Le Grand récit du Martyre débutait par un combat contre les chiites, alliés des Américains. Il se termine par la victoire d'Ahmadinedjad qui s'impose aux regards à la place d'Al-Qaîda. Le «Grand récit du martyre» est aussi dérisoire que celui de la terreur !


Chrétiens en Irak

En février 2008, quelques jours avant l'enlèvement et la mort de Monseigneur Rahho, l'archevêque de Mossoul, dans la mouvance de « Pax Christi France », sous la houlette de son Président, Monseigneur Stenger, douze chrétiens de France organisaient une visite aux chrétiens réfugiés au Kurdistan irakien ( Vidéo 4'50) ; ils venaient dire leur sympathie à cette minorité délaissée. Ils ont écouté cette église éprouvée et cette population déplacée. Certes, au Kurdistan, la plupart des chrétiens ont trouvé un toit mais les enfants, ne parlant pas la langue kurde, ne peuvent être scolarisés  ; le chômage est à peu près total. Chacun vit sous la menace d'être pris en otage, voire d'être soumis à l'alternative de devenir musulman ou d'être exécuté. Face à cette situation, à en croire les rapports de Monseigneur Stenger et de ses compagnons, les chrétiens d'Irak sont écartelés. Les uns veulent s'échapper et refaire leur vie en Occident. D'autres, au contraire, veulent se maintenir. Ce sont ceux-là que l'Eglise officielle s'efforce d'appuyer. Contre vents et marées les évêques forment des prêtres : dans des conditions extrêmement précaires ils ouvrent des séminaires ; ils construisent des églises. Le monde semble les ignorer ; ils sont exclus des calculs de ceux qui prétendent mettre en place l'Irak de demain. Gilles Kepel lui-même n'y fait pas directement allusion dans son livre. En réalité, la volonté d'une minorité affaiblie de demeurer sur place est sans doute la meilleure façon d'introduire un peu d'humanité dans cet enfer. Les chrétiens d'Irak sont peut-être 3% de la population irakienne mais en maintenant leur présence ils affirment leur altérité.

La grande erreur des acteurs occidentaux ou jihadistes, en effet, n'est-elle pas de prétendre enfermer l'univers dans un modèle unique et de réduire l'autre au semblable ? L'ambition d'Al Qaïda est de faire advenir un monde où chacun est musulman. Face à ce projet, les néoconservateurs, à la suite de Bush, veulent soumettre l'humanité à leur vision du monde, faisant de la démocratie le même idéal à imposer partout. Qu'est-ce que la démocratie ? On a souvent posé la question au philosophe Jacques Derrida. Sa réponse est subtile. La démocratie n'existe pas ; le mot, selon lui, désigne un avenir sans cesse à inventer. Elle oblige à sortir de ses propres images pour faire face à la réalité. De même on peut se demander ce qu'est une religion - islam ou christianisme - qui prétend imposer sa loi de façon universelle. Certes la dawa existe en islam, mais, quoi qu'on en dise, l'expansion musulmane n'a pas abouti à un univers totalitaire : le juif et le musulman avaient leur place et des droits dans le Dar El Islam.


"Les cohortes des vaincus d'hier"

On parle de « Conflit des civilisations » pour désigner les points du Globe que les Etats-Unis appellent l'axe du mal. La situation irakienne fait apparaître qu'en réalité la politique américaine est un programme qui vise moins à promouvoir un régime démocratique qu'à établir, grâce à une supériorité militaire exceptionnelle, l'hégémonie des Etats-Unis sur l'ensemble de la planète. Face à cette volonté de puissance, un islam paranoïaque qui, lui aussi, veut soumettre la planète à une volonté divine mal interprétée, est le concurrent à abattre par tous les moyens. La prétention des uns et des autres est illusoire ; la résistance de la minorité chrétienne d'Irak le fait apparaître lorsqu'on prend la peine de se pencher sur elle. A une entreprise totalisante qui veut enfermer chacun dans un modèle unique, une poignée de baptisés, en refusant de se fondre et de disparaître, sont pour l'humanité présente une porte ouverte sur l'espérance. La parole est étouffée dans un système où l'autre n'a pas de place : parler en vérité revient à s'ouvrir sur l'autre. C'est ainsi qu'on entre et se maintient en humanité.

L'intelligence qu'on peut avoir de la situation des minorités chrétiennes en Irak peut être éclairée par les visions de l'histoire auxquelles nous commençons à nous habituer, à la suite des travaux de Walter Benjamin. L'histoire donne l'impression qu'on est en marche vers le progrès. Illusion  ! La manière dont on l'enseigne manifeste qu'elle est toujours écrite par les vainqueurs. On ne retient guère du passé que ce qui a réussi : les grandes victoires, les grandes réalisations esthétiques, les grands systèmes de pensée, les grands empires, les grandes civilisations. Que de projets avortés, que d'échecs dans le passé, que de déceptions que l'histoire s'efforce d'oublier ! Walter Benjamin appelle « force faible » ces espoirs qui ont animé des milliards d'hommes et de femmes au fil des siècles et dont on a perdu le souvenir.

En quoi consisterait le respect bien compris de l'histoire ? Retrouver ces énergies du passé gaspillées et oubliées consiste à agir dans le présent. En chacun réside une « force messianique » même si elle n'est pas religieuse; elle consiste en un espoir de justice et de paix. Engageons-nous dans le présent pour la faire triompher. Ce faisant, nous rejoignons le passé ; nous empêchons que les défaites d'hier se prolongent aujourd'hui : « nous sommes attendus par les cohortes des vaincus d'hier »; il dépend de nous que les défaites oubliées se répètent ou qu'au contraire elles s'interrompent et que change le sens des temps qui courent. En réalité, la connaissance du passé s'éprouve dans l'action et dans le présent dans la mesure où nos engagements honorent « la force faible » semée en nous.

Les minorités chrétiennes en Irak face aux deux puissances gigantesques qui les écrasent rejoindront les vaincus d'hier si elles se taisent. En réalité, elles parlent encore, elles cherchent des oreilles pour se faire entendre. Si nous détournons notre attention des images qui inondent nos écrans pour la tourner vers ceux que déjà on s'efforce d'effacer, nous contribuons à faire grandir l'espérance.

Michel Jondot



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