L'islam entre histoire et politique
Selami Varlik
"Religion et politique" Page d'accueil Nouveautés Contact


Quelle est la position de l'islam par rapport à la politique, à la culture, à la société ?
Chacun, sans doute, a ses réponses.
En réalité, nous dit Selami VARLIK, la question n'est pas pertinente.


Fausses questions !

Nous entendons souvent des questions du type « l'islam est-il contre ceci ? », « l'islam veut-il cela ? » ou « que pense l'islam de telle ou telle chose ? ».

Bien que légitimées par la curiosité et l'esprit de découverte qu'elles supposent, ces questions posent, dans leur mode même de formulation, deux types de problèmes.
D'une part, elles laissent entendre que l'islam serait, en lui-même, une entité capable de « vouloir » ou de « penser », indépendamment même des hommes et des événements qui en ont façonné l'histoire. D'autre part, elles supposent qu'il existerait un islam unique et homogène, qui serait le même en dépit des différences de régions et de périodes.
Formulées ainsi, ces questions laissent donc penser que l'islam aurait une pure existence en soi, indépendamment de la multiplicité de ses formes. Ne faisant pas assez la différence entre l'islam comme religion divine révélée à Muhammad et l'islam comme civilisation, l'opinion publique a tendance à voir l'islam comme un bloc monolithique purifié de toute multiplicité.

L'islam ne peut « vouloir » ceci ou « être » contre cela car il ne s'agit justement pas d'un individu ayant une conscience et une volonté propre. Il faudrait donc se demander qui est précisément en train de vouloir lorsque nous disons que l'islam veut ceci, de demander qui est au juste contre ce qu'on présente comme contraire à l'essence de l'islam.

Comprendre et interpréter les sources

Les deux sources de la science islamique sont, comme nous le savons, le Coran, révélé à Muhammad, et la sunna de ce dernier qui nous est rapportée à travers les hadiths.
Sans remettre en question l'authenticité de ces sources premières, il faut tout de même noter que la façon de les comprendre et de les interpréter ne manquèrent pas d'évoluer, tout au long de l'histoire, en fonction des différents contextes que la civilisation musulmane connut. Ainsi, la certitude de ces deux sources du savoir n'est pas le garant d'une certaine unicité originelle de l'islam, désignée alors comme le « vrai islam ».

Il est indéniable que, dès la mort du Prophète, l'islam perdit son unité première. Très tôt, l'islam devint multiple et pluriel, sans que nous soyons pour autant forcés de voir cette multiplicité comme quelque chose de négatif. D'ailleurs, le Coran lui-même la présente comme une miséricorde et une richesse. En outre, le Coran lui-même, bien qu'unique identique à lui-même, trace une multiplicité de chemins menant l'homme vers le divin.

Ainsi, on a l'impression que, quels que soient son tempérament et sa philosophie de vie, chacun y trouve un peu son compte. En lisant certains passages, on pourrait croire que le plus important en islam est de prier le plus possible, de jour comme de nuit, d'autres versets laissent entendre que l'essentiel est d'être bon et généreux envers son entourage, d'autres passages privilégient plutôt la recherche et l'étude.

L'islam a toujours été pluriel

Ces multiples façons d'appréhender le cheminement religieux ont donné naissance, dans l'histoire de l'islam, à de multiples conceptions sociales et culturelles de ce que devrait être le chemin vers Dieu, telles les confréries soufies, les organisations politiques ou même les différents centres d'études. Ainsi, que ce soit, d'une part, dans son essence coranique même et, d'autre part, dans les différentes configurations qu'il prit tout au long de son histoire, l'islam a toujours été pluriel. Quand on entend donc dire que l'islam veut ceci ou cela, il faut toujours rappeler qu'il ne s'agit pas là de l'essence de l'islam mais d'une certaine forme de manifestation de la religion, dans un contexte politique, économique, culturel et social bien précis.

Lorsque nous abordons le fait religieux, aujourd'hui en France, et plus particulièrement le fait islamique, il est capital de ne pas l'isoler d'un certain nombre de grilles de lecture tributaires des sciences humaines et sociales comme la sociologie, l'économie, la psychologie ou l'anthropologie.

La forme que prend le cri de l'homme

Avant de faire partie de la famille de l'islam, le musulman est avant tout un homme, obéissant donc à tous les mécanismes socio psychologiques auxquels répondent tous les hommes, en perpétuelle interaction avec leur milieu.

Lorsque nous abordons des faits comme le terrorisme, nous oublions bien souvent de contextualiser ce phénomène en étudiant des conditions de possibilité de son émergence. Il ne s'agit pas, bien entendu, de le justifier mais de comprendre ce qui, dans le contexte social, politique, économique et donc psychologique, a pu le rendre possible.

Les attentes et les aspirations des hommes sont souvent partout les mêmes, indépendamment des différences de religion et d'ethnies. La violence, aussi injustifiable puisse-t-elle être, est souvent la forme que prend le cri de l'homme quand il ne se sent plus capable de répondre raisonnablement à une situation qu'il vit comme injuste et à laquelle il ne parvient pas à remédier. Il ne s'agit pas ici de comprendre les causes de ces injustices, qui sont d'ailleurs souvent partagées entre ceux qui ne cessent de s'accuser mutuellement, de part et d'autre, mais plutôt de rappeler que chaque fois que l'on voit un problème lié à la religion, les vraies raisons sont souvent à chercher du côté de la politique, de l'économie ou de la culture.

L'intégrisme, un refuge facile

Le contexte de mondialisation et d'ultralibéralisme n'est peut-être pas tout à fait étranger à la montée de l'intégrisme, que de nombreux chercheurs, comme Olivier Roy ou Daryush Shayegan, présentent comme un pur produit d'une modernité mal digérée.

Il ne s'agit pas de critiquer telle ou telle politique économique mais de constater les méfaits d'une mondialisation rapide qui eut pour conséquence principale d'inciter des populations traditionnelles à se replier davantage sur des identités illusoires (appartenance ethnique, tribale, confessionnelle ou territoriale).

N'espérant plus rien d'un système commandé exclusivement par les valeurs de la Bourse et la loi du marché, des millions d'exclus trouvent un refuge fragile dans l'intégrisme et les schémas traditionnels. Les intégrismes de toutes sortes sont bien souvent les fruits des frustrations produites par un nouvel ordre économique qui marginalise la majeure partie de la population mondiale. Quand le désespoir et le manque de projection dans l'avenir gagnent les classes populaires, leur seul remède à la frustration semble être le recours à la violence.

Il ne s'agit pas là de déresponsabiliser les auteurs de crimes atroces, mais de tenter de percevoir la face cachée de l'iceberg. D'ailleurs, les leaders mêmes des pays produisant le terrorisme ne sont sans doute pas moins responsables que l'ordre économique mondial ou la globalisation.

Il faut rappeler que la majeure partie des pays accusés sont des pays avec une situation économique peu avantageuse pour la population et des régimes politiques plus ou moins autoritaires. Or, un faible niveau de vie suppose également un faible niveau d'instruction, de culture générale et d'ouverture au monde.

Lorsque nous regardons les gouvernements en place, nous voyons soit des monarchies traditionnelles sans constitution et sans séparation des pouvoirs, privant donc leurs sujets de certains droits élémentaires, soit des monarchies officiellement constitutionnelles versant dans une modernité de façade souvent destinée à mieux camoufler des inégalités socio-économiques qui restent profondément ancrées dans le tissu social, soit des « républiques » plus ou moins sécularisées mais qui restent autoritaires à de nombreux égards.

Des carrefours d'intérêts multiples et divergents

Quand le peuple n'a pas accès à un niveau de vie décent, ni à une pleine liberté de conscience parce qu'il n'a même pas le niveau d'instruction nécessaire pour se construire un regard critique sur le monde, la violence devient l'un de ses recours en tant que mode d'extériorisation de ses frustrations.

Nous voyons donc que chaque fois que nous croyons avoir affaire à de l'islam, nous avons en vérité affaire à des histoires de carrefours d'intérêts multiples et divergents que chaque clan essaie de justifier par le biais d'une argumentation religieuse.

Ce fut le cas tout au long de l'histoire de la civilisation islamique. Dans les faits, les hommes de pouvoir, parfois même animés de bonnes intentions, ont souvent utilisé les différentes doctrines de l'islam pour légitimer a posteriori des politiques décidées et menées indépendamment de toute référence au sacré.

Par exemple, lorsque les califes au pouvoir remplissaient ces conditions, conformément à un célèbre hadith du Prophète, l'imam de la communauté devait être un homme musulman arabe de la tribu de Quraysh, comme ce fut le cas pour les califes de Médine. Puis, lorsque les invasions mongoles mirent fin à la dynastie abbasside et que les Mamelouks firent figure d'opposition en Egypte, le grand polémiste et jurisconsulte Ibn Taymiyya écrivit un traité sur « La politique conforme à la religion » pour appeler les musulmans à leur faire allégeance, alors qu'ils ne remplissaient évidemment pas les conditions qui étaient jusque là présentées comme nécessaires. C'est d'ailleurs cet accommodement qui permit, bien plus tard, d'admettre la légitimité des califes ottomans qui n'était ni arabes ni qurayshites.

Ces diverses adaptations et interprétations ne sont pas un problème en elles-mêmes, elles le deviennent chaque fois qu'elles prétendent assumer une certaine exclusivité, en niant toutes les autres adaptations possibles.

L'adaptation aux aléas de l'histoire est le propre d'une civilisation vivante, et c'est en cela que, comme nous le rappelions ci-dessus, la différence n'est jamais un problème en elle-même, tant qu'elle se présente en tant que multiple. Les problèmes commencent quand chaque courant absolutise sa propre conception de l'islam en faisant totalement abstraction des conditions historiques de son émergence et en faisant donc comme s'il assumait à lui seul l'essence du « vrai islam ».

Des doctrines de circonstance

Or, il n'y eut jamais une unique doctrine politique de l'islam, mais des doctrines de circonstance instrumentalisant plus ou moins la religion pour servir des calculs moins religieux que stratégiques.

Cela est vrai pour les Abbassides ainsi que pour les dynasties qui s'en séparèrent, comme les Omeyyades en Espagne, les Idrissides à Fès, les Samanides au Khurasan, les Zaydites au Yémen, les Fatimides en Afrique du Nord puis en Egypte, les Almoravides puis les Almohades au Maghreb et en Espagne, etc. Chaque fois le pouvoir est conquis par les armes en invoquant l'injustice et la tyrannie du pouvoir en place. Le changement de régime se trouve alors justifié par telle ou telle doctrine religieuse jusqu'à ce que, très vite, le nouveau régime ait recours aux mêmes méthodes, mais cette fois-ci au nom d'un islam présenté comme le vrai.

Dans son Introduction à l'histoire universelle des civilisations humaines, Ibn Khaldûn a d'ailleurs montré que l'évolution des pouvoirs dynastiques n'a rien à voir avec la religion. Il s'agissait plutôt à chaque fois de justifier une idéologie au service d'intérêts particuliers par le biais de doctrines théologico-politiques. Pour ne prendre qu'un exemple, les Omeyyades profitèrent de la mort d'Alî pour prendre Kûfa, destituer son fils aîné et successeur Hassan et élargir leur règne à l'Irak et aux provinces qui étaient sous son autorité. Puis Mu'âwiya consolida la monarchie omeyyade en garantissant la succession à son fils Yazîd grâce à une allégeance obtenue par le biais de multiples pressions et menaces. C'est ce même Yazîd qui fut à l'origine de nombreux massacres de minorités musulmanes qui remettaient en question son pouvoir.

N'absolutisez aucun langage particulier

Le but de notre propos n'est pas de remettre en question tel ou tel courant islamique, de critiquer certains pour encenser d'autres qui seraient les garants du « vrai islam ». Il s'agit plutôt de montrer que, très tôt, cette expression eut pour signification précise ce que chacun avait le pouvoir de lui donner.

Mise à part la profession de foi témoignant de l'unicité de Dieu et de la prophétie de Muhammad, tout fut objet de controverses et de discordes. Et même à ce niveau, chacun comprit cette profession de foi à sa façon. Mais c'est peut-être précisément dans ce pouvoir de parler à chacun avec ses mots que réside la force d'une religion - à condition que l'on n'absolutise aucun des multiples langages particuliers de la foi. Il n'y a pas un islam en soi, comme il n'y a pas de couleur rouge sans quelque chose qui la porte : on parle d'une table rouge, d'un livre rouge ou d'une robe rouge de même, l'islam existe dans ses multiples modes de manifestations culturelles et sociales qui en garantissent aussi bien la richesse que la pérennité. Le plus important est peut-être de voir la diversité comme autant de reflets d'une flamme unique que l'islam résume comme la présence du Dieu Unique en toute chose et le devoir, pour l'homme, de ressentir et de vivre cette unité qui devient alors paix et harmonie.

Selami VARLIK




Retour dossier "Religion et politique" / Retour page d'accueil