La frontière du politique
"La politique, l'éthique" Page d'accueil Nouveautés Contact

Tout engagement politique fait courir un risque :
il peut conduire au totalitarisme.
L'expérience de Saad Abssi donne à penser :
la politique ne peut garder sa noblesse qu'en s'ouvrant sur l'universel.

Des murs plus épais que ceux d'une prison

L'expérience commence en 1957.
Elle se prolonge pendant toute la guerre d'indépendance. Le F.L.N. envoie Abssi à Lyon ; l'histoire de ses relations avec des chrétiens, à cette époque et dans cette région, resterait à faire. De multiples vis-à-vis avec des prêtres renouvellent l'expérience de Gennevilliers.

En particulier un an d'incarcération à la prison Saint-Paul aura mis sous les yeux du militant celui d'un autre prêtre, Christian Corre, codétenu pour complicité avec les « rebelles » algériens. Le médecin de la prison ne cachait pas son appartenance chrétienne. Saad se rappelle la douceur de son regard lorsqu'il se penchait sur chacun des prisonniers qu'il avait à soigner.

Ce « vis-à-vis » dit bien ce passage du particulier à l'universel dont la ville de Gennevilliers fut le cadre. L'univers clos d'une prison ne peut empêcher le franchissement de murs symboliques qui enferment plus sûrement que ceux d'une forteresse. Ce médecin ne peut être suspect d'infidélité à son pays : tout soupçon de complicité avec l'ennemi l'aurait mis à l'écart de la tâche que lui confiait l'Etat français. Dans le face-à-face avec les détenus, il perçoit une loi plus forte que celles de la République, plus contraignante que les règlements d'une prison. Il s'agit, là encore, « de sommation » où l'homme, s'il est fidèle à sa condition, vit une sorte de rencontre que les mots de Massignon permettent d'évoquer : « une visitation de l'Etranger  ». Sans doute la surveillance était étroite et les conditions difficiles puisque les prisonniers décrétèrent une grève générale qui, commencée le 1er novembre 1961 (date anniversaire de l'insurrection algérienne), s'étala sur plusieurs semaines. Avec patience il prend soin de chacun.

On a parlé des regards dont Henri Alleg fut l'objet, dans une villa d'Alger, sous les coups de la torture. Quel contraste avec les yeux du médecin de la prison St Paul, le chrétien face aux musulmans qualifiés d'ennemis. Nous avons appelé «Loi de l'Autre» cette instance à laquelle le thérapeute se soumettait. A cette même Loi, Gilbert Rufenach avait obéi, par-delà les consignes de son Eglise, lorsqu'il avait ouvert sa porte. A cette loi encore Saad s'était soumis, lorsqu'il s'indignait des humiliations vécues par les ouvriers français, dans le monde de l'entreprise.

L'Eglise de l'époque coloniale s'effondrait

Le 18 mars 1961, les accords de paix sont signés à Evian. Très vite on libère Christian Corre et Abssi. Une autre page s'écrit, une autre histoire qu'on ne sait comment qualifier. Histoire de l'Eglise ? Début de l'histoire de l'Islam en France ? Histoire de France ? Aucun de ces qualificatifs ne suffit à définir la suite des événements.

Les Français, souvent, étaient en émoi : OAS, retour des rapatriés, constat d'échec de la colonisation. Plusieurs chrétiens étaient décontenancés. L'Eglise de l'époque coloniale s'effondrait. Une autre voyait le jour mais elle étonnait et scandalisait beaucoup de catholiques de France. Monseigneur Duval, l'Archevêque d'Alger avait laissé la cathédrale au nouveau Gouvernement algérien : le geste avait choqué beaucoup de chrétiens. Ils oubliaient qu'il s'agissait d'une restitution. On rendait au pays l'ancienne Grande Mosquée de la ville que la France avait transformée. Le symbole pourtant faisait souffrir tous ceux qui avaient cru à l'Algérie Française. En revanche, en de nombreux endroits, malgré parfois de réelles souffrances, bien des baptisés apprirent à vivre avec des masses d'Algériens qui, sur l'Hexagone, changeaient de statut. De citoyens français mais suspects, ils devenaient des étrangers. Ils demeuraient des pauvres.

La méfiance était grande

Y a-t-il eu, à cette époque, des enquêtes pour mesurer les sentiments des travailleurs algériens, musulmans, à l'égard des chrétiens ? Sans doute la méfiance était grande et peu faisaient la distinction entre chrétien et Français. Il fallait le passé de Saad pour savoir frapper à la porte et se lancer dans une nouvelle expérience d'hospitalité. Le primat des Gaules, comme on disait alors, le Cardinal Gerlier, Archevêque de Lyon, ouvrit sa porte en grand.

Le premier souci de Saad fut de fournir, avec l'aide du père Henri Leman, un hébergement aux militants F.L.N. à leur sortie de prison. A la Croix Rousse, l'Eglise lui remit les locaux nécessaires. Il fallait arracher les travailleurs maghrébins à des conditions de logement lamentables ; Saad trouve un hôtel vide qui était à vendre. Il se précipite pour l'acheter, persuadé que l'argent viendra. Il vient, en effet. Comment l'équiper ? Les chrétiens apportent autant de lits que l'hôtel en peut contenir, fournissent couvertures, carpettes, paillassons et tout ce qu'il faut pour rendre chaque chambre accueillante. L'alphabétisation commence. Le diocèse fournit l'espace nécessaire, dans la ville de Gerland, tout près de Lyon. Les formateurs arrivent de partout : catholiques, protestants, intellectuels maghrébins, militants communistes.

"Nous avions un terrain commun"

« Nous avions connu, nous Algériens, des périodes difficiles ; la haine nous menaçait. Mes compatriotes étaient amers, débordant de rancune à l'égard des harkis, de la police et de tant d'autres. Ce débordement d'hospitalité a éteint tous les incendies qu'on aurait pu craindre. Ah ! Nous avions nos frontières, protestants, catholiques, musulmans, athées, communistes ! Mais nous avions un terrain commun ; nous devenions fraternels ! Le travailleur algérien et l'intellectuel athée, le musulman et le chrétien, le croyant et l'incroyant nous pouvions nous regarder droit dans les yeux, sans crainte, en souriant ».

Lorsque, quarante-cinq ans après les événements, on écoute Saad en faire le récit, la phrase de Lévinas s'impose : « Que chaque homme, proche ou lointain, puisse sortir de l'anonymat et devenir visage pour moi, constitue le fait originel de la fraternité ».

De militant, Abssi se transforma en homme politique. Il se tourne vers les pouvoirs en place : ceux de son pays d'origine comme ceux de son pays d'accueil. Il devient l'ami et l'homme de confiance de Benbella. Il rencontre les ministres français du Général de Gaulle. Miracle ? Chaque fois il a affaire à des hommes de paix et de fraternité : Michelet, Claudius-Petit, Robert Buron. La volonté de donner un corps stable au foisonnement de générosité, à Lyon, l'avait conduit à créer une association qui devint bientôt célèbre : « l'Amicale des Algériens en France », très vite rebaptisée « L'Amicale des Algériens en Europe ». Avec beaucoup de finesse, Abssi comprit l'intérêt que ce regroupement pouvait représenter et pour la France et pour l'Algérie et pour l'amélioration des conditions de vie de chacun de ses compatriotes.

Entendre "la voix de l'Autre"

Le F.L.N. tient son congrès en 1964. Le voici nommé officiellement par le parti pour étendre son association et la coordonner au niveau national. Il sillonne les routes de France : Lyon, Bordeaux, Paris, Nancy. Il structure l'Amicale. Avec l'aide de l'Association de Solidarité France Algérie dirigée par Edmond Michelet, avec l'Association Culturelle Franco Algérienne de Lyon, il confie des responsabilités et réussit, en quelques mois, à trouver suffisamment d'animateurs pour assurer 2500 cours du soir pour adultes. Une anecdote mérite d'être racontée. Il aperçoit, un soir, aux abords d'une ville de province, la silhouette chancelante d'un homme ivre. Il freine brusquement. Son sang de musulman ne fait qu'un tour lorsqu'il reconnaît un coreligionnaire. Un musulman imbibé d'alcool ! Quelle honte ! Il se lance avec fougue dans un discours pour ramener le misérable dans le droit chemin. L'ivrogne avait suffisamment de conscience pour l'entraîner jusqu'à son taudis. Abssi voit la vermine, les moisissures, l'absence d'aération. Devant un tel spectacle, l'islam n'a rien à dire. Abssi entend une autre voix, « la voix de l'Autre ». Il y répond, bien sûr, en dépannant tant bien que mal le pauvre homme. Il y répond surtout en débordant d'énergie.

Ce qui commence en mars 1957 est une expérience d'hospitalité. Ce mot s'est imposé à plusieurs reprises dans le fil du récit. Comment le comprendre?

Il nous déplace, en réalité. D'emblée l'hospitalité nous situe à la frontière de la politique, à savoir la vie en société, et la mise à l'écart, la marginalité. Faut-il rappeler qu'elle est un héritage qui remonte à la plus haute antiquité; inhérente, semble-t-il, à la condition humaine. Elle fait partie de la culture des Grecs comme de celle des Romains. Les lois de la cité ne protégeaient pas tous les individus, loin de là. L'accueil de l'étranger, le devoir de le nourrir, de l'héberger, de le soigner s'imposaient comme un impératif catégorique. L'hospitalité pallie les déficiences du droit. Les lois ne réussissent pas à faire place à chacun ; l'éthique se substitue à la politique. Les lois de la République ne pouvaient permettre qu'un militant F.L.N. des années 50 circule librement dans les rues de Gennevilliers. L'Algérien venu d'El Oued, voyant s'ouvrir les portes d'un presbytère s'inscrit dans une tradition immémoriale.

Par-delà toutes les frontières

Se situant ainsi à la jointure, l'expérience d'hospitalité pose une question à la conscience humaine. Quel type de rapport existe entre un ensemble humain particulier et ce qui le dépasse ?

Les lois, les règlements circonscrivent des communautés diverses : nationales, religieuses, linguistiques, culturelles. Aucune de ces appartenances ne peut prétendre contenir le tout de l'humanité sans risquer de sombrer dans la barbarie. L'histoire récente a montré en quoi était monstrueuse la prétention d'une nation ou d'une race à se confondre avec la réalité humaine.

Lévinas l'a affirmé avec force et les expériences d'Abssi ou de Massignon le manifestent : tout ensemble humain, toute société humaine présuppose la fraternité. Un visage de chair se présente à moi, connu ou inconnu, familier ou étranger : j'ai à y reconnaître une invitation à sortir de moi-même, de ma parenté, de mes appartenances. Il me faut oublier ce qui constitue mon identité. Abssi, l'Algérien, décèle l'humiliation sur le visage d'un manSuvre français écrasé; il sort alors de son parti nationaliste, au moins pour le temps de la rencontre, et rejoint l'opprimé. Rufenach ouvre sa porte; au visage de l'autre il reconnaît la plainte du colonisé en quête de liberté. Cela suffit pour qu'à ses yeux, le musulman qui lui fait face ait le droit d'entrer chez lui comme chez un frère. Ils appartiennent à la même famille. Appelons « universel  » cette fraternité qui sort l'un de ses frontières pour aller à l'autre. L'humanité est tout entière définie par cette possibilité offerte d'en appeler à l'autre par-delà toutes les barrières.


Retour dossier "Avant la politique, l'éthique" / Retour page d'accueil