Entre nous
Saad Abssi, Mohammed Benali
Christine Fontaine, Michel Jondot

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Le thème de ce numéro
a conduit l’équipe de rédaction
à réfléchir sur le travail mené en commun
depuis de nombreuses années,
au sein de « La Maison Islamo Chrétienne ».


Face aux chrétiens

Michel Jondot : Un croyant, qu’il soit musulman, chrétien ou d’une autre religion, considère que sa propre religion est vraie, on pourrait dire la meilleure. Dans une mosquée comme celle de Gennevilliers, comment les musulmans se situent-ils par rapport aux chrétiens ?

Mohammed Benali : On ne peut pas dire qu’il n’y a qu’une seule façon de considérer les chrétiens. Certains pensent sincèrement que les chrétiens sont des mécréants, au même titre que les juifs, les athées ou les idolâtres. Tous ceux qui ne sont pas musulmans sont considérés comme des égarés. Il ne faut pas les fréquenter. Certains disent qu’il est du devoir des musulmans de les combattre. D’autres pensent que, certes, les non-musulmans n’ont pas la vérité mais qu’il faut les tolérer. D’autres encore estiment que les chrétiens sont comme les musulmans et que chacun a le droit de pratiquer sa religion. Ils disent : « Je pratique l’islam, l’autre adore Dieu dans le christianisme ; je le respecte. » Ces derniers militent pour qu’on puisse vivre ensemble.

Mais je peux dire en vérité qu’à part certains musulmans qui se replient sur des pratiques et des traditions, la majorité de la communauté musulmane va dans le sens de l’ouverture. On le sent jour après jour.

Le bienfait de l’ouverture.

MJ : Ne suffit-il pas parfois d’une minorité très active et certaine d’être dans la vérité pour freiner l’ensemble voire le faire basculer dans l’intégrisme religieux ?

MB : La plupart des musulmans de la mosquée de Gennevilliers savent que depuis plus de vingt ans je travaille avec Saad Abssi et toi à construire des relations de confiance avec les chrétiens. S’ils m’ont choisi comme président de la mosquée, c’est en toute connaissance de cause. Ils savent tous aussi combien tu as toi-même été présent tout au long de la construction de cette mosquée. C’est la vérité ; certains peuvent le regretter mais aucun ne peut le nier sauf s’il ment… et le mensonge est interdit par l’islam, toutes tendances confondues ! Il y a donc, à Gennevilliers, un a priori d’ouverture mais il est vrai que ce n’est jamais gagné et que les courants extrémistes peuvent être très virulents.

MJ : Que dis-tu à ceux qui pensent vraiment que les chrétiens sont des «chiens » et qu’il faut soit les convertir soit refuser de se laisser contaminer par eux ?

MB : Tout d’abord, je leur fais comprendre que tant que je serai président de cette mosquée, je jouerai toujours la carte de l’ouverture avec les chrétiens. Il y va de ma foi musulmane ! Il n’en a pas toujours été ainsi pour moi, donc je peux comprendre ceux qui sont plus réticents que moi aujourd’hui. Mais j’ai trop l’expérience du bienfait de l’ouverture sur les autres pour pouvoir revenir en arrière. Je tiens à ce travail en commun dans « la maison islamo chrétienne » bien plus que je ne tiens à la présidence de la mosquée. Je sais que je pourrai, quoi qu’il arrive, continuer à faire l’œuvre de Dieu avec les chrétiens de « la maison islamo chrétienne ». Je n’ai rien à perdre à ce qu’on me demande de démissionner de la mosquée. Donc je me sens libre et j’accepte de courir des risques.

Quand on a organisé ensemble une rencontre islamo chrétienne à l’intérieur même de la mosquée, cela ne s’était jamais fait nulle part. Tareq Oubrou, de la mosquée de Bordeaux, en est témoin. Il est vrai que l’intérieur de la communauté était très agité même chez les membres du C.A. Trois d’entre eux ont démissionné. Des salafistes ont collectionné des textes pour nous convaincre qu’accueillir des non-musulmans était un acte impie. On les a laissé pendant des heures tenir leur discours. Nous avons fait, de notre côté, un travail identique pour trouver des raisons d’ouvrir une mosquée à des chrétiens. Nous avons cherché, nous aussi, des arguments chez les savants salafistes qui sont leurs propres références. Et nous en avons trouvés. Le prophète lui-même a reçu des chrétiens dans la mosquée de Médine. Mieux encore, quand l’heure de la prière chrétienne est arrivée, le Prophète leur a laissé le lieu pour prier. J’en ai parlé devant 3500 personnes et nous avons gagné.


Dans la vérité

MB : Nous sommes frères et sœurs mais je te mentirais si je te disais que je ne pense pas avoir la vérité. Je pense que si je respecte les préceptes de l’islam : les 5 prières par jour, faire le Ramadan pendant un mois – c’est quand même des sacrifices – je suis dans la vérité. Mais, en réfléchissant, je pense que l’autre, tout comme moi, estime avoir la vérité et je le respecte. Alors nous pouvons vivre ensemble sans arrière-pensée, sans se prévaloir d’un privilège que l’autre n’aurait pas.

Oui, à mes yeux, l’islam est la vérité. Si tu me disais que pour toi le christianisme n’est pas la vérité, je ne te croirais pas.

CF : Je pense que le christianisme est vrai mais je ne crois pas du tout que Saâd et toi vous êtes dans l’erreur.

MB : Moi je dis « je pense avoir la vérité » ; en ce qui concerne les autres, je dis ‘ je ne sais pas. Allah aalim : Dieu le sait !’ Quand tu me dis que chrétiens et musulmans n’ont pas la même conception de Jésus, toi tu crois bien que ma version n’est pas la vraie et que je ne suis pas dans la vérité.

CF : Je distingue deux conceptions de la vérité. Quand j’entends les affirmations de l’islam sur Jésus, par exemple, auxquelles tu adhères, je dis : « non, je n’y crois pas ». Mais je reconnais l’œuvre de Dieu, dans ta relation à Celui que tu appelles Allah , à l’intérieur de ta propre religion. Je me dis (avec des nuances) : le texte sur lequel les musulmans appuient leur foi est faux mais Mohammed Benali est vrai.

Je pense aussi qu’il ne faut surtout pas que des gens comme Mohammed ou Saâd se convertissent parce que s’il n’y avait pas des croyants comme eux en islam, où risquerions-nous d’aller ? Du coup, sans comprendre les «raisons » de Dieu, je crois qu’Il vous veut vraiment musulmans. Pour moi, vous êtes dans la vérité en demeurant musulmans. Je ne porte aucun jugement sur l’islam en général mais vous, je vous connais. Je vois que votre religion vous pousse à faire la vérité en vous. En ce sens-là, votre religion est vraie. C’est dans la rencontre avec des musulmans que je peux apprécier l’islam. Les affirmations concernant l’islam peuvent être discutées intellectuellement, approuvées ou contestées. Là pour moi n’est pas la vérité d’une religion. Je vois que l’islam conduit à Dieu parce que je reconnais que votre comportement est de Dieu.

MB : Je dis exactement la même chose à ton propos. Je crois qu’une religion ne peut-être vécue en vérité si elle ne mène pas à la rencontre de croyants d’autres religions. Sinon, on cherche dans sa propre religion des raisons pour chasser l’autre et on fausse tout. Alors les religions sont le pire que l’humanité puisse connaître : elles sont causes des guerres que l’on fait « au nom de Dieu ». On se sert de Dieu pour faire la guerre. C’est un mensonge ! Mais c’est quand même un grand mystère que de se découvrir frères et sœurs de quelqu’un qui ne pratique pas sa religion ! Dans un sens on se dit qu’ils sont dans l’erreur, et, en un autre sens, on voit qu’ils sont dans la vérité ! Pour échapper à ce « mystère », il y a des chrétiens et des musulmans qui refusent de voir que nous ne croyons pas la même chose. Ils disent : « Au fond, l’islam et le christianisme sont pareils. ». Mais ceux-là ne sont pas « vraiment vrais». D’accord nous croyons les uns et les autres en Dieu, mais il y a des contradictions entre le Coran et les évangiles ; on ne peut pas les nier si l’on veut se parler en vérité.


La même aventure

MJ : Il y a un passage de l’Evangile auquel je songe souvent depuis que je connais des musulmans comme vous. Jésus quitte le territoire juif et se retrouve en pays païen et idolâtre, du côté de la région de Sidon qu’on appelle aujourd’hui Saïda. Une païenne vient le supplier de guérir sa petite fille gravement malade. Dans un premier temps, Jésus commence par dire qu’il est Juif et qu’il est envoyé vers les Juifs. Il dit : « Je ne suis pas venu pour les chiens mais pour les brebis perdues de la maison d’Israël ». La femme insiste, se faisant humble devant lui. Jésus, frappé par le comportement de cette femme, a cette phrase étonnante : « O femme ! Grande est ta foi ! ». Jésus et cette femme n’adhèrent pas du tout aux mêmes croyances et pourtant Jésus admire sa foi. Quelque chose de ce genre se produit quand je vous rencontre. Je reconnais votre foi même si je n’adhère pas à ce que dit le Coran. Saad Abssi : Quand je discute avec Michel, une fois la discussion terminée, j’ai l’impression que nous avons un point commun. Il y a certes des différences entre l’islam et le christianisme. Mais, au nom de Dieu, je crois vraiment que Michel et moi sommes engagés dans la même aventure. Dieu, au-delà de notre propre religion, nous permet de nous rencontrer en frères. Je prie pour Michel en disant : « Seigneur, guide-le ! » Cela veut bien dire que je ne le compte pas au nombre des égarés mais au contraire, cela signifie que dans sa réflexion, dans son travail, il fait un effort qui appelle l’aide de Dieu. Je crois et je désire que Dieu soit avec lui.

Par ailleurs, dans le Coran, il est écrit : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais je vous ai créés différents.» Dire que les chrétiens croient la même chose que les musulmans, ce serait nier que Dieu nous aime différents. Ce n’est pas Dieu mais les hommes qui ne savent pas se réunir quand ils sont différents. Les différences font peur, c’est peut-être pour cela qu’un certain nombre de gens ont peur des musulmans. Mais ceux-là ne sont pas dans la vérité. Je crois que faire la vérité entre musulmans et chrétiens, mais aussi avec tous les autres, c’est lutter ensemble pour un monde plus juste, c’est y travailler concrètement.


Dépassement du musulman et du chrétien

MJ : Nous représentons, nous qui nous parlons, deux religions qui ne sont pas nécessairement contradictoires mais qui sont différentes. Ensemble nous vivons cette rencontre. Est-elle musulmane ou est-elle chrétienne ? En réalité notre rencontre manifeste un dépassement du musulman et du chrétien. Saad a écrit un jour que les paroles prononcées à propos de la mort des moines de Tibhirine, lors de la célébration que nous avons faite chez les Sœurs à Vanves, n’étaient plus ni catholiques ni musulmanes mais qu’elles touchaient aussi bien les musulmans que les catholiques. Nous vivons, dans la discussion en cours, la même réalité, le même dépassement.

SA : On est souvent tenté d’oublier la différence quand on veut l’unité entre musulmans et chrétiens. Je vous ai écoutés attentivement prononcer une prière, à la fin d’une réunion : « Que ton Nom Soit sanctifié… », « Pardonne-nous nos offenses, etc.. » Tout cela je pourrais le dire, moi aussi. Mais quand je vous ai dit que je pourrais prononcer cette prière avec vous si vous consentiez à changer seulement un seul mot, le premier : « Notre Père », j’ai vu que je vous touchais au plus vif de votre foi chrétienne.

MJ : C’est vrai qu’il nous est tout à fait impossible, sous prétexte de vous rejoindre, de cesser d’appeler Dieu « Notre Père ». Mais nous pouvons dire avec vous que Dieu nous permet de nous réunir par-delà nos différences, sans pour autant les réduire dans une prétendue unité. L’unité sans différence équivaut à réduire l’autre à soi, à le nier. Tous les fondamentalismes, chrétiens, musulmans ou athées, agissent ainsi. Je crois que Dieu nous pousse à lutter contre cette pente dans nos propres communautés.

MB : Je crois que Dieu nous appelle à reconnaître la foi de celui qui n’appartient pas à notre propre religion. Il nous invite à nous respecter mutuellement.

CF : J’ai pour toi plus que du respect ! Je respecte mes voisins incroyants. Je respecte la dignité de tous mes interlocuteurs même dans le cadre neutre d’une rencontre administrative ou purement commerciale. Ce que j’éprouve à ton égard est d’un autre ordre ; je reconnais que ta foi est vraie même si je ne reconnais pas comme vraie la façon dont tu parles de Jésus. Je reconnais l’œuvre de Dieu en toi. Il est vrai que c’est un mystère qui dépasse tous nos raisonnements humains.

Un jour je vous disais : « Vous n’avez pas le mystère de l’Incarnation comme nous. Vous ne croyez pas que le Verbe de Dieu s’incarne dans la chair de l’humanité. Dites-nous comment – indépendamment des actes cultuels proprement musulmans - vous vivez votre relation à Dieu ? » Ce que vous m’avez répondu est extrêmement semblable à ce que je vis. Vous vivez sous le regard de Dieu, vous en appelez à lui à chaque instant. J’aurais pu reprendre à mon compte, mot pour mot, ce que vous avez dit pour répondre à ma question. Peut-être y a-t-il un niveau « mystique » où nous nous rejoignons.

SA : Un niveau mystique mais aussi politique. Car il s’agit de vivre sur cette terre et ensemble de combattre toutes les inégalités et les injustices, sinon notre rencontre ne serait que mensonge. Faire la vérité entre religions différentes ne va pas sans œuvrer pour la justice en ce monde.

Saad Abssi, Mohammed Benali,
Christine Fontaine, Michel Jondot




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