Du symbole en caricature

Anne-Sophie Vivier-Muresan
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Anne-Sophie Vivier-Muresan n’est pas seulement théologienne et responsable de notre revue. Elle est également anthropologue et c’est en tant que telle qu’elle se situe. Elle analyse la portée des caricatures quand elles touchent aux symboles, en l’occurrence aux symboles religieux : ceux-ci représentent l’appartenance profonde à un peuple et atteignent l’identité même des croyants.

Le débat passionné autour du droit au blasphème qu’a engendré le meurtre de Samuel Paty semble avoir peu de risque d’aboutir tant que nous ne nous extrayons pas du contexte terroriste dans lequel nous sommes plongés pour nous appliquer à une réflexion de fond. Il nous faut sortir des invectives et des procès d’intention, de l’opposition entre ceux qui seraient prêts à brader la liberté d’expression en cédant devant la terreur islamiste, et ceux qui instrumentaliseraient cette liberté pour humilier volontairement les musulmans. Le problème tient bien plutôt, me semble-t-il, à un déficit sérieux de réflexion anthropologique sur la nature du symbole.

Le cadre juridique français distingue entre l’outrage porté aux symboles religieux et l’insulte adressée aux croyants. Le premier est autorisé, au titre de la liberté d’expression, la seconde est interdite, au titre des limites posées à cette même liberté quand elle atteint à la dignité d’autrui. Peut-être serait-il temps de nous demander si l’on peut si facilement et légitimement séparer les deux ordres. C’est cette réflexion que nous tenterons de mener brièvement ici en commençant par rappeler la signification et la portée anthropologique du symbole, puis en tentant d’introduire ces données fondamentales dans l’analyse des conflits noués autour des caricatures du Prophète.


Symbole et ordre symbolique

L’anthropologie a depuis longtemps montré la portée sociale du symbole, qu’il soit culturel et/ou religieux. Ce dernier ne représente pas seulement un système d’idées abstraites (« une doctrine religieuse ») mais il est, pour ceux qui s’inscrivent dans la culture ou la religion qu’il signifie, un lieu d’ « identification », lieu de «  reconnaissance ». Le symbole, en effet, ne peut être pensé hors de l’ordre symbolique dont il est partie.

Qu’est-ce qu’un ordre symbolique ? Pour le comprendre, il faut commencer par rappeler que le symbolique est constitutif de l’être humain ; on considère aujourd’hui qu’il s’agit d’un des aspects de l’ « irréductible anthropologique », c’est-à-dire de ce qui sépare l’homme de l’animal. Ainsi, on comprend désormais l’art pariétal des hommes préhistoriques avant tout comme l’expression d’une pensée symbolique – donc d’une pensée proprement humaine. Le symbolique représente un « langage » constituant une médiation nécessaire dans notre accès au réel. Il serait en effet erroné de penser que nous percevons le monde tel qu’il est. Les sciences du langage ont montré depuis des décennies que notre rapport au monde est construit par la langue qui nous permet de le nommer. Ce qui est vrai sur un plan purement linguistique, l’est aussi sur un plan culturel : notre rapport au monde est construit par le « langage  » symbolique, c’est-à-dire par cette « médiation » que représente l’ensemble des symboles portés par notre culture, dont la religion est partie. L’ordre symbolique est donc porteur de signification : il donne sens à ce que nous vivons, à ce qui nous entoure, il nous permet de nous orienter en ce monde. Il est aussi lieu de reconnaissance : rappelons l’étymologie du mot « symbole », désignant, dans l’Antiquité grecque, un objet coupé en deux, partagé entre deux personnes en relation d’alliance, qui leur permettait de se « reconnaître » mutuellement. Le symbole nous permet de « reconnaître » la réalité à laquelle il renvoie, mais aussi de nous « reconnaître » membres d’un même corps avec tous ceux pour qui il fait sens.

Ce langage symbolique, comme tout système linguistique, est en effet un « bien » collectif : nous en héritons des générations précédentes, de ceux qui nous ont aimés, élevés, par la médiation desquels nous nous sommes progressivement ouverts au monde. Nous l’habitons et il nous habite. Il structure non seulement notre rapport au temps et à l’espace, au monde et aux choses, mais aussi et surtout notre rapport aux « autres », dans une dimension à la fois diachronique (rapport aux générations passées et à venir) et synchronique (rapport à ceux qui partagent notre présent). L’ordre symbolique structure donc nos appartenances collectives, sans lesquelles nous ne saurions être. Est-il nécessaire de rappeler que nous ne pouvons vivre que reconnus par nos semblables, en tant que nous sommes membres d’une famille, d’une société, d’un « corps » quel qu’il soit ?

Or le symbole n’est pas seulement un « élément » de l’ordre symbolique, que l’on pourrait isoler pour lui donner une signification purement « doctrinale » ou « spirituelle » – si l’on pense à l’exemple des grandes figures religieuses. Un symbole ramasse en lui-même l’ensemble de l’ordre symbolique. Grâce à la souplesse et à la richesse extraordinaire de l’ordre imaginaire, qui est le sien, le symbole renvoie à l’ensemble du faisceau de « significations » portées par l’ordre symbolique, il renvoie par là-même au « tout » du corps social qui s’y reconnaît. Prenons un exemple très concret : un drapeau national n’est qu’un bout de tissu coloré pour ceux qui n’ont aucune idée de ce qu’il représente. Pourtant, quand il est « reconnu  » pour ce qu’il est, il est bien plus : il signifie non seulement le pays qu’il symbolise, mais aussi les grands moments de son histoire (les «  mythes  » nécessaires à toute identité collective), ses paysages, les valeurs qui le fondent, etc., et surtout ceux qui l’habitent. Quand le drapeau est « reconnu » par un membre de ce pays, s’y ajoute une forte dimension affective, qui peut être fort diverse selon l’âge, la trajectoire personnelle, la culture nationale (quelle place est accordée au drapeau ?), etc. Quoi qu’il en soit, ce bout de tissu devient un lieu de reconnaissance fondamental. Nous le savons bien : ne considérons-nous pas l’outrage commis envers un symbole national (drapeau, hymne), comme une insulte commise à l’égard de la nation tout entière, comme le désir de signifier une rupture par rapport à cette dernière ? Pour prendre un autre exemple, lorsque les attentats de 2015 s’en sont pris à Charlie Hebdo, au Bataclan, aux terrasses de cafés parisiennes, n’avons-nous pas vu dans ces cibles des « symboles » de notre « mode d’être », et ne nous sommes-nous pas tous sentis directement visés, comme « corps social » et « civilisation  » à abattre ? Bref : du moment que l’on touche à un symbole, on touche à l’ordre symbolique dans lequel il s’inscrit, et, à travers celui-ci, au corps qui se reconnaît en lui.


Ordre symbolique et caricatures

Revenons aux caricatures du Prophète, comme à celle de toute figure religieuse « fondatrice », qui constitue, on ne saurait le nier, un symbole de la religion qui se rapporte à elle. Il faut séparer ici deux questions : c’est une chose de représenter le Prophète dans le cadre d’une caricature qui ne touche en rien à sa dignité (par exemple, la caricature de Cabu représentant le Prophète en pleurs affirmant « c’est dur d’être aimé par des cons », avec pour commentaire : « Mahomet débordé par les intégristes ») ; c’en est une autre de représenter le Prophète – ou Jésus, Moïse, etc. – dans une posture dégradante. Dans le premier cas, le symbole en tant que tel n’est pas « atteint ». Il est seulement utilisé pour faire passer un message. Dans le second cas, le symbole est bel et bien « outragé », quelle que soit par ailleurs l’intention du dessinateur. Nous savons que le caricaturiste qui a représenté le Prophète le postérieur en l’air et nu avec l’inscription « une étoile est née » ne visait à humilier ni la religion musulmane, ni les musulmans dans leur ensemble. Il s’en prenait aux croyants qui avait réagi par des émeutes d’une extrême violence à la diffusion d’un film sur le Prophète jugé pornographique. Il n’en reste pas moins que l’image produite est en soi outrageante pour la figure du Prophète, donc outrageante pour l’ordre symbolique dans lequel elle s’insère (la religion et la civilisation musulmane), donc outrageante pour ceux qui se reconnaissent dans cet ordre symbolique (les musulmans). D’autant plus outrageante que l’attitude du Prophète, dans ce dessin, fait immédiatement penser à la posture d’un viol. Symboliquement, à travers le viol suggéré du Prophète, c’est le viol de la communauté musulmane entière qui est représenté – là encore quelle que soit l’intention du dessinateur : nous savons bien que la signification d’une œuvre ne peut se résumer aux intentions de celui qui l’a produite. Mesurons-nous la violence symbolique extraordinaire portée par ces images ? Comment demander aux croyants de ne pas s’émouvoir devant elles ? Comment leur demander de ne pas se sentir « visés » ? C’est se tromper sur ce qu’est l’homme. C’est ne pas comprendre à quel point nous ne sommes pas seulement des « êtres de raison » (illusion de la philosophie des Lumières, dont nous ne sommes malheureusement toujours pas sortis) mais aussi et surtout des êtres structurés par un imaginaire symbolique qui nous constitue au plus intime de nous-mêmes.

En tant que croyants, nous pouvons bien appeler à ne pas réagir, rappeler que Dieu et les prophètes sont au-dessus de ces outrages, ou encore que Dieu (en Jésus) a volontairement accepté de s’abaisser jusqu’à les recevoir dans sa propre chair (pour les chrétiens). Et il le faut. Mais ce serait mentir que de prétendre que nous ne nous sentons pas blessés, atteints dans notre dignité de croyants. Et cela doit être d’autant plus vrai des musulmans de France, qui sont dans une position difficile par bien des aspects et dont la « sensibilité symbolique » est en conséquence exacerbée.

Bref, pour revenir à notre propos introductif, nous nous demandons dans quelle mesure il est réellement possible de distinguer, comme le propose la loi française, entre outrage fait à un symbole religieux et outrage fait à la dignité des croyants. Ne serait-il pas nécessaire d’ouvrir une réflexion de fond sur ce sujet, en invitant philosophes et anthropologues à se joindre à la table des juristes et des théologiens ? Nous savons qu’ouvrir ce dossier entraîne des questions sans fin : comment distinguer ce qui, dans un ensemble culturel et religieux, porte une dimension proprement symbolique  ? Comment définir les frontières entre « outrage » et « dérision » ? Ne risque-t-on pas, par ce biais, de limiter réellement la liberté d’expression, en donnant des outils juridiques à ceux qui, parmi les croyants, cherchent vraiment à faire taire tout débat critique sur leur religion (ou idéologie religieuse) ? – car ces croyants existent, ne le nions pas. Nous ne prétendons pas résoudre ces questions délicates. Il n’est pas certain que la solution soit effectivement d’ordre juridique. Mais il nous semble absolument nécessaire que soit intégrée dans la réflexion politique la dimension profondément « sociale », « anthropologique », du symbole religieux. C’est la seule façon de sortir d’un discours ubuesque, incompris du monde entier, dans lequel nous pouvons proclamer en même temps que la France respecte et protège la dignité de tous les croyants (principe inscrit dans sa Constitution) mais qu’elle défendra jusqu’au bout les caricatures les plus humiliantes et les plus outrageantes au nom de la liberté d’expression.

Anne-Sophie Vivier-Muresan


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