Derrida et la théologie négative
Nibras Chehayed
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Nibras Chehayed aborde la question de la théologie négative chez le philosophe Jacques Derrida, notamment à travers son livre Sauf le nom. Dans cet ouvrage, Derrida met en lumière les deux pouvoirs qui marquent cette théologie, à savoir la critique radicale aussi bien que la force dogmatique. Il tente également d’approcher la question du langage à travers cette théologie, prise à la fois par l’impossibilité de dire ce que Dieu est et l’impossibilité de se taire.

La question de la théologie négative a occupé le philosophe Jacques Derrida (1930-2004) dès les années soixante. Par exemple dans « Violence et métaphysique » (1964), on trouve de brèves allusions à cette question qui prendra, plus tard, une ampleur plus importante, notamment dans son livre Sauf le nom (1993) (1).

L’expression « théologie négative » est ambigüe dans la mesure où elle n’évoque pas d’écoles théologiques qui s’attribuent à proprement dit ce titre.

Une tension irréductible

Les premières réflexions de Derrida au sujet de la théologie négative mettent en question le reste « métaphysique » de cette théologie. Les voies de la théologie négative, souligne-t-il dans L’Écriture et la différence (1967), « réservaient peut-être encore, au-delà de tous les prédicats refusés, et même «au-delà de l’être », une «super-essentialité» ; au-delà des catégories de l’étant, un étant suprême et un sens indestructible » (SN, p. 398-399). De ce point de vue, la parole théologique sur Dieu reste, au fond, affirmative et non pas négative (Dieu est au-delà de l’être). Pour sauver Dieu d’une réduction conceptuelle qui fige son essence, la théologie négative tend à ne pas développer de verdicts catégoriques sur Dieu, mais au risque de récupérer ce qu’elle cherche à perdre : la négation, sur laquelle cette théologie s’appuie, risque de se transformer en une affirmation d’un être infini, d’une hyper-essentialité, d’une présence absolue.

L’hyper-essentialité au niveau intellectuel se traduit à travers une quête de la présence absolue de Dieu au niveau spirituel. On constate bien cette quête, indique Derrida dans Sauf le nom, à travers la prière mystique rattachée à cette théologie, désirant la présence de Dieu même lorsqu’on reconnaît l’état du désert spirituel : « Cette prière-ci ne demande rien, tout en demandant plus que tout. Elle demande à Dieu de se donner lui-même plutôt que de donner quoi que ce soit : […] « Si tu ne te donnes pas toi-même à moi, tu n’as rien donné». Ce qui interprète encore la divinité de Dieu comme don ou désir de donner. Et la prière est cette interprétation, le corps même de cette interprétation » (SN, p. 57). Une interprétation qui semble affirmer l’essence de Dieu, ce qui réduirait la négation à une étape stratégique qui sert aux vérités dogmatiques.

Cependant, l’approche que développe Derrida dans le même ouvrage est plus nuancée. Dans Sauf le nom, les affirmations, auxquelles pourrait aboutir la démarche de la théologie négative, sont plutôt pensées à partir d’une tension irréductible. En effet, Derrida met en évidence les deux « pouvoirs » qui affectent la dynamique de la théologie négative : « D’une part celui d’une critique radicale, d’une hypercritique après laquelle plus rien ne paraît assuré, ni la philosophie, ni la théologie, ni la science, ni le bon sens, ni la moindre doxa, et d’autre part, inversement, comme nous sommes installés au-delà de toute discussion, l’autorité de cette voix sentencieuse qui produit ou reproduit machinalement ses verdicts sur le ton de la plus dogmatique assurance : rien ni personne ne peut y contredire puisque nous sommes dans la passion : la contradiction assumée et le paradoxe revendiqué » (SN, p. 77). Ces deux pouvoirs sont irréductibles l’un à l’autre, c’est pourquoi la théologie négative ne peut pas être réduite à son aspect métaphysique, semble dire Sauf le nom.

Par-delà l’opposition du théisme et de l’athéisme

Sauf le nom », dit le titre du livre. « Sauf » peut-être entendu ici de différentes manières. Ce mot peut d’abord mettre en scène l’idée de l’exception avec laquelle on doit traiter le nom de Dieu, par-delà le langage ordinaire. Il peut aussi évoquer le devoir de sauver le nom, de le garder « sauf » de tout dogmatisme. Il s’agira alors de sauver Dieu de nos images, mais peut-être à l’exception de son nom dont on ne peut pas se passer, et qui est déjà pris par le deuxième pouvoir, celui de l’assurance dogmatique. Les mystiques et les penseurs de la théologie négative « nomment Dieu, parlent de lui, le parlent, lui parlent, le laissent parler en eux, se laissent porter par lui, (se) font référence à cela même que le nom suppose nommer audelà de lui-même, le nommable au-delà du nom, le nommable innommable. Comme s’il fallait à la fois sauver le nom et tout sauver fors le nom, sauf le nom, comme s’il fallait perdre le nom pour sauver ce qui porte le nom, ou ce vers quoi l’on se porte au travers du nom » (SN, p. 61). Sauver Dieu en sacrifiant son nom, semble dire le titre de l’ouvrage, ou en essayant de garder son nom « sauf », celuici étant toujours contaminé par nos images et concepts.

Cette démarche difficile et ambigüe que condense le titre du livre semble hérétique. La théologie négative est même qualifiée traditionnellement d’athéisme. Derrida rappelle après Heidegger (1889-1976), le point de vue du philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) : « On rencontre chez ces mystiques [de la théologie négative] quelques passages qui sont extrêmement hardis, pleins de métaphores difficiles et inclinant presque à l’athéisme, ainsi que je l’ai remarqué dans les poésies allemandes, belles d’ailleurs, d’un certain Angelus Silesius [1624-1677] » (cité par Derrida, SN, p. 16-17). Évoquons à titre indicatif ce poème du Pèlerin chérubinique (1657 pour la première édition) : « Devenir le Rien, c’est Dieu devenir./ Rien ne devenir qui soit d’avance : si tu ne deviens (le) rien,/ Jamais tu ne sera né de l’éternelle lumière » (cité par Derrida, SN, p. 31). Pour sa part, Derrida lit ces vers par-delà l’opposition du théisme et de l’athéisme. Il les aborde plutôt à travers le rapport entre possible et impossible : « Ce venir à l’être à partir de rien et comme rien, comme Dieu et comme Rien, comme le Rien même […] voilà qui paraît impossible, plus qu’impossible, le plus impossible possible, plus impossible que l’impossible si l’impossible est la simple modalité négative du possible » (SN, p. 31). Derrida semble dire que le devenir-Rien en tant que devenir-Dieu qui se vide de tout, qui s’auto-efface, est impossible ; cependant, c’est vers cet impossible que tend le poème d’Angelus Silesius, et qui bouleverse le sens même de la possibilité.

La réflexion de Derrida est perplexe, mais il est clair, quand même, que le philosophe nuance ses anciens écrits sur la théologie négative, dans la mesure où il met maintenant en lumière le partage entre cette expérience de l’impossible que fait la théologie négative, et celle de la déconstruction qui marque la philosophie de Derrida : « Loin d’être une technique méthodique, une procédure possible ou nécessaire, déroulant la loi d’un programme et appliquant des règles, c’est-à-dire déployant des possibilités, la « déconstruction » a souvent été définie comme l’expérience même de la possibilité (impossible) de l’impossible, du plus impossible » (SN, p. 31-32). Il s’agit de voir la possibilité dans ce qui est impossible et de l’impossibilité dans ce qui est possible. Autrement dit, il s’agit de dépasser l’opposition entre possible et impossible pour voir dans ces termes l’expérience de ce qui est autre, de cette altérité irréductible qui habite le langage, de la différance (2).

La possibilité de l’impossible

La théologie négative partage avec la déconstruction la conversion réciproque de l’impossible en possible. À plusieurs reprises, les écrits de Derrida accentuent cette dynamique, comme par exemple dans son approche de l’hospitalité : d’un côté, l’hospitalité est possible en tant qu’une expérience conditionnelle, qui accepte à ce titre des compromis ; de l’autre, elle relève de l’impossible dans la mesure où elle exige l’incalculable. Dans une interview publiée en 2004, Derrida indique que « ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’éthique. J’interroge l’impossibilité comme possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire, l’im-possible […] Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible » (L’Humanité, 28 janvier 2004). Dans Sauf le nom, Derrida aborde aussi le devenir-rien de Dieu à travers la même dynamique de la possibilité de l’impossible.

Ce geste qui empêche de réduire la négation à une stratégie qui sert aux affirmations dogmatiques – la négation sur laquelle s’appuie la démarche même de la théologie négative – est accompagné d’un autre geste crucial, celui de voir dans la théologie négative une réflexion sur le langage : la théologie négative « n’est-ce pas aussi ce qui interroge et suspecte l’essence ou la possibilité même du langage » aussi bien que son impossibilité, se demande Derrida ? (SN, p. 41). La possibilité et l’impossibilité ne relèvent pas ici d’une recherche sur l’essence de Dieu, mais sur la dynamique même du langage, de l’écriture, de la différance qui déstabilise l’idée de l’être, de la présence, de l’identité à soi. La théologie négative est « avant tout l’expérience la plus pensante, la plus exigeante, la plus intraitable de l’ « essence » du langage : un discours sur le langage, un « monologue » [...] dans lequel le langage et la langue parlent d’eux-mêmes » (SN, p. 53-54). Il s’agit du langage de la kénose (3) : « Un mysticisme immédiat mais sans intuition, une sorte de kénose abstraite le libère de toute autorité, de tout récit, de tout dogme, de toute croyance, et à la limite de toute foi déterminable. À la limite, il reste, après coup, indépendant de toute histoire du christianisme, absolument indépendant, détaché même, […] d’où ce parfum d’hérésie, ces procès, cette marginalité subversive du courant apophatique dans l’histoire de la théologie et de l’Église » (SN, p. 86). Cette théologie accentue un dire détaché de toute intentionnalité pleine, mettant ainsi au centre le langage en tant qu’il se vide. C’est à travers cet effondrement que Derrida lit le nom de Dieu « qui ne nomme rien qui tienne, pas même une divinité » : « ‘Dieu’ ‘est’ le nom de cet effondrement sans fond, de cette désertification sans fin du langage. Mais la trace de cette opération négative s’inscrit dans et sur et comme l’événement (ce qui vient, ce qu’il y a et qui est toujours singulier, ce qui trouve dans cette kénose la condition la plus décisive de sa venue ou de son surgissement) » (SN, p. 56).

Par extension, le nom de Dieu pourrait faire désormais allusion à ces traces qui marquent l’écriture, et il déstabilise, par son mouvement de kénose, les écrits les plus dogmatiques par-delà Dieu même. La théologie négative est un mouvement « hyperbolique » qui « ne [précipite] pas seulement au-delà de l’être ou de Dieu en tant qu’il est (l’étant suprême), mais au-delà de Dieu même en tant que nom, en tant que nommant, nommé ou nommable, en tant que référence y est faite à quelque chose. Le nom lui-même paraît parfois n’y être plus sauf… » (SN, p. 74) dans la mesure, pourrait-on ajouter, où il n’envoie plus à un signifié mystérieux inaccessible à la connaissance en raison de l’inadéquation entre le savoir humain et l’« essence » de « Dieu ». « Dieu » lui-même pourrait renvoyer, peut-être, à la dynamique d’un langage qui fait toujours appel à une déconstruction inachevable.

Nibras Chehayed


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