La liberté d'expression dans les pays du "printemps arabe"

Sadek Sellam
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Sadek Sellam est historien. Il nous présente ici la place complexe occupée par la liberté d’expression dans les débats politiques et religieux des pays touchés en 2011 par le « printemps arabe ».


L’espérance des peupes arabes : de nouvelles Andalousies

En mars 1962, Jacques Berque publiait Le Maghreb entre deux guerres (Seuil). Après le cessez-le-feu décidé le 18 mars à Evian, le Canard Enchaîné titrait : « Ce n’est pas encore la paix, mais c’est beaucoup mieux que la « pacification ». Le grand arabisant reconnaissait que son livre n’a pu être écrit qu’au prix d’une « pacification de moi-même » qui lui permit de se projeter dans l’avenir et pronostiquer l’avènement de « nouvelles Andalousies ». Plusieurs années plus tard, ce livre à succès était réédité, et, dans la postface, Berque reconnaissait que les bilans mitigés des pouvoirs post-coloniaux retardaient l’avènement des « Andalousies ». Dans ce paradis perdu pour tout l’Islam, des juristes orthodoxes autorisèrent la suspension de l’application du code pénal de la Charia et la liberté d’expression était telle qu’un grand-vizir juif de Cordoue put tenir des propos extrêmement désobligeants sur le Prophète, sans être inquiété que par une épître bien sentie d’Ibn Hazm.

Berque, qui se référait dans le titre du livre au « petit djihad » et au «  grand  », alors que les commentateurs pensaient aux guerres mondiales, expliquait à ceux qui lui reprochaient sa persistance à voir renaître de nouvelles Andalousies qu’il s’agit moins d’une utopie que d’une référence à un «  idéal historique concret », selon la formule de Louis Gardet. Il ajoutait que pour lui, c’est « l’espérance des peuples arabes  » qui compte le plus. En bon connaisseur des aspirations pas toujours exprimées ouvertement dans ces pays, il précisait : « cette espérance, j’y crois encore, j’y croirais toujours... ».

C’est le réveil de cette espérance, dont le sommeil était confondu par des journalistes et autres politistes pressés avec la mort, qui explique les « printemps arabes » de 2010-2011.

Cette espérance connut une renaissance au moment de la décolonisation. Mais elle a été déçue par des pouvoirs autoritaires, dont certains se muèrent  en vraies dictatures, qui faisaient de la « souveraineté » et des combats « anti-impérialistes » des prétexte pour ignorer, voire réprimer les demandes de libertés individuelles qu’un véritable État de droit aurait dû commencer par satisfaire. Pour un penseur aussi avisé que Malek Bennabi, cette déception qui étonna beaucoup d’« amis » des peuples arabes, n’était pas imprévisible. Dans son livre L’Afro-Asiatisme. Conclusions sur la conférence de Bandoeng, rédigé à Dreux en 1955, et paru au Caire fin 1956, le théoricien de la «  colonisabilité » craignait de voir les élites locales, qui étaient en train de mettre en échec le colonialisme, faire, faute de préparation suffisante à leurs nouvelles responsabilités, « plus de mal à leurs peuples que le colonisateur lui-même ». Dans ce livre passé inaperçu en France, l’auteur fait l’apologie de la non-violence de Gandhi, et recommandait un dialogue entre l’humanisme musulman et les cultures de l’Inde, afin d’asseoir le mouvement afro-asiatique sur une base culturelle solide. Il mettait aussi en garde contre la «  haine » qui absorberait les énergies plus utiles à la nouvelle édification qu’aux règlements de comptes avec l’ex-colonisateur  : « La haine des petits (les ex-colonisés) ne doit pas remplacer le mépris des grands (les colonisateurs) » (1).


En tunisie, la conquête de nouveaux espaces de liberté

L’exemple de la Tunisie, mérite d’être examiné de plus près. Dans ce pays attachant, les désenchantements post-coloniaux (bien étudiés par Hala Béji) et la dictature de Ben Ali que l’on croyait éternelle, n’empêchèrent pas la résurgence de l’espérance populaire dont l’hibernation prit fin avec la « révolution du jasmin ». Contrairement à l’Égypte, où le « printemps » fut écourté par le coup de force du « Maréchal » Sissi, les changements consécutifs au mouvement populaire de fin 2010 n’ont pas été annulés par les tentatives de la contre-révolution crypto-bénaliste, qu’aidaient plus ou moins discrètement des éradicateurs-manipulateurs algériens qui ne voulaient pas voir leur diabolisation des islamistes de tous bords démentie par le « réalisme » d’Ennahda. Le parti de Rached Ghannouchi, dont l’acceptation de la démocratie fut saluée par le président Hollande, sut résister aux tentatives de tutorat du Qatar, dont l’ancien émir voulait étendre l’influence à d’autres pays arabes via les partis islamistes qu’il soutenait. La Révolution fut le fait d’une génération d’acteurs sans antécédents politiques, qui obtinrent la fuite sans gloire de Ben Ali, qu’une ministre de Sarkozy voulut aider à réprimer plus durement. Il y eut une transition réussie, puis la promulgation d’une Constitution moderne, élaborée par une Assemblée constituante élue sans fraude électorale. Le parti Ennahda, dont les dirigeants avouent avoir été surpris par le sursaut des jeunes dans les régions abandonnées par les gouvernements de Bourguiba et ceux de Ben Ali, joua un rôle important dans l’adoption de la Constitution d’un « État civil » (Dawla madanyia). Cela signifie le refus de l’État policier, de la théocratie, et de la dictature militaire. Les ex-islamistes d’Ennahda devenus « démocrates-musulmans » approuvèrent la conquête de nouveaux espaces de liberté, qui ne représentaient un danger que pour les clientèles de Ben Ali et de sa belle-famille.


La liberté d’expression passe au second plan quand les performances économiques sont insuffisantes

Mais dix ans après les révoltes de Sidi Bouzid et de Gasserine, les leaders du mouvement sorti fin 2010 des tréfonds de la société faisaient des bilans amers et déploraient leur mise à l’écart par les nouveaux gouvernants, qui leur accordent néanmoins le droit de s’exprimer. Ces nouveaux acteurs politiques, qui n’avaient jamais été affiliés à un syndicat, ni adhérants d’un parti, portent un jugement sévère sur le pouvoir en place, mais n’ont pas recours à la violence pour le combattre. Ce qui est un progrès considérable par rapport aux périodes précédentes où le moindre mécontentement pouvait conduire à prononcer l’excommunication religieuse d’un gouvernant décevant et à proclamer le Djihad pour le combattre. Ces artisans de la révolution du jasmin jugent sévèrement l’insuffisance des réalisations économiques qui reste à l’origine du chômage endémique et du flux important, voire croissant d’émigration clandestine. La gravité des problèmes sociaux est telle que les revendications sur les libertés et la liberté d’expression totale paraissent «  non essentielles ». Cela vient rappeler la célèbre formule de Saint Thomas d’Aquin, qui a ses équivalents en Islam : « Il faut un minimum de bien-être pour être vertueux ». La liberté d’expression fait partie de ces « vertus » dont peut se prévaloir une démocratie attachée à adapter ses pratiques et ses législations aux nouvelles demandes de la société. Mais elle passe au second plan quand les performances économiques restent insuffisantes. Malgré le volontarisme des nouveaux dirigeants et la soif de justice sociale perceptible chez beaucoup d’entre eux, les réalisations demeurent faibles. Si l’on veut en rechercher les principales causes, force est de constater que, sans coopération économique maghrébine, aucun des pays du Maghreb ne pourrait s’en sortir tout seul. Toutes les études montrent en effet que le « non-Maghreb » coûte aux cinq pays trois points de croissance. Ces points suffiraient à résorber une bonne partie de la crise de l’emploi.

On dit que le véritable homme d’État est celui qui d’une « espérance populaire » est en mesure de déduire une « volonté politique ». Au Maghreb, ne pourra mériter le titre d’homme d’État que celui qui saura convaincre de la nécessité de relancer le projet d’Union maghrébine adopté avec enthousiasme à la « Conférence inter-maghrébine » de Tanger (27-30 avril 1958). Cela buterait sur les refus d’une tendance du Quai d’Orsay à qui Olivier Roy remit une note en 2011 pour la rassurer au sujet de l’arrivée des islamistes au pouvoir, mais la confortait dans son hostilité de tout processus d’unification de ces pays. Mais si un vrai volontarisme inter-maghrébin venait à se manifester, ce sous-courant de la diplomatie française trouverait sûrement le moyen de s’adapter...

Ces préalables économiques, politiques et ceux liés aux politiques régionales rendent le problème des libertés en général, et celui de la liberté d’expression en particulier, tributaire des problématiques sociétales de pays restés sous-étudiés. Le rôle du religieux soulève des passions à cause des craintes irrationnelles qu’inspirent les courants islamistes aux franges modernistes de ces sociétés. Or, malgré la grande hostilité de l’Europe aux islamistes, ceux-ci gagnent systématiquement les élections quand elles ne sont pas truquées. Une étude complète devrait tenir compte de la prégnance religieuse de ces sociétés, qui résulte en partie du repli sur la religion à la suite de l’éviction politique de l’Islam sous l’effet des triomphalismes coloniaux. Il faudrait examiner les rapports entre Politique et Religion, que Birouni appelle « les deux Jumelles » censées coopérer pour le bien de tous. Le regretté Mohammed Arkoun appelait de ses vœux des études pluridisciplinaires sur les « 3D » (Din-religion, Dounya-monde, Dawla- État) en Islam. Cela conduirait à faire ressortir les différences avec l’Occident, où le phénomène de sécularisation a fait de la Religion et de la Politique des frères ennemis, que seule la Laïcité a dû séparer. On en arriverait à une réflexion pour savoir si la démocratisation en terre d’Islam devrait passer obligatoirement par une laïcisation préalable. Les réponses n’iraient pas toujours dans le sens souhaité par les laïcistes, français notamment.

On a besoin aussi de distinguer entre Religion et religieux que sollicitent constamment des pouvoirs autoritaires. Conscients de leur déficit de légitimité, ces gouvernants autoritaires croient pouvoir le combler en garantissant les privilèges d’une caste de religieux laquelle se charge d’interpréter les textes fondateurs en fonction des exigences purement politiques du moment.

Le rappel d’exemples pris dans la riche histoire égyptienne dans ce domaine peuvent être éclairants à cet égard.

Déjà dans les années 20, la prestigieuse mosquée d’El Azhar, qui avait approuvé librement la révolution bolchévique, avant de la condamner à la demande des Britanniques, prenait des décisions pour préserver l’orthodoxie sunnite contre les attaques jugées parfois blasphématoires et les publications réputées attentatoires à la foi musulmane.


Quand l’esprit critique menace toutes sortes d’intérêts économiques

Deux affaires ont marqué l’histoire de la liberté de pensée et d’expression quand elle se trouvait condamnée apparemment au nom de la religion : la publication en 1925 du livre de Ali Abderrazek, un diplômé d’El Azhar, sur L’Islam et les fondements du Pouvoir, et la parution, en 1926, du livre de Taha Husséin, un autre azharite, Fi ech Chi’r al djahili (sur la poésie anté-islamique).

Le premier, paru juste après l’abolition définitive, en 1924, du Califat par Mustafa Kémal, démontrait que l’institution califale n’est pas une obligation religieuse. El Azhar a condamné le livre avec une argumentation religieuse, et exclu l’auteur de l’enseignement. Mais cette condamnation est intervenue en pleine campagne en faveur de la candidature du roi Fouad au poste de Calife, avec le soutien à peine discret de la Grande Bretagne. On sait maintenant qu’il était surtout reproché à Ali Abderrazek d’avoir contrarié les ambitions politico-religieuses du roi d’Égypte. La publication du livre d’un azharite, Sanhouri, proposant une « Société des Nations musulmanes » à la place du Califat confirmait, arguments religieux à l’appui, que cette institution peut évoluer au point de permettre à l’Islam de se passer d’un souverain Pontife dont les prérogatives temporelles peuvent être transférées à un pouvoir entièrement séculier. Il en résulte que les vraies raisons des condamnations au nom de la religion, et par des religieux dépendant du pouvoir en place, sont d’essence politiques. La condamnation de Taha Husséin était apparemment plus fondée religieusement. En reprenant à son compte la thèse de l’orientaliste britannique Margouliouth contestant l’authenticité des 10 odes d’avant l’Islam, le brillant prosateur rentré de la Sorbonne marqué par les récits sur la querelle homérique, sapait l’argumentation de « l’insupérabilité » (I’djaz) du Coran qui passait par les comparaisons avec la poésie et la prose rimée d’avant l’Islam. Mais Taha Husséin n’a pas apostasié pour autant. Ses compagnons de pèlerinage le virent s’agripper en larmes au revêtement de la Kaaba. Et il fit d’excellentes émissions radiodiffusées sur les débuts de l’islam auxquelles les cheikhs d’El Azhar ne trouvèrent rien à redire. Il était revenu de Paris avec une admiration de l’héritage hellénique et de Descartes ; et il voulait introduire l’esprit critique à un moment où cela menaçait toutes sortes d’intérêts temporels. Il a révélé à la fin de sa vie qu’à son retour de Paris, il est entré en conflit avec le roi Fouad qui refusait sa proposition de généraliser la scolarisation. « Le savoir doit être comme l’air et l’eau », recommandait-il à un monarque désireux d’avoir des illettrés pour les métiers dits vils. Selon Taha Husséin, c’est en raison de ce désaccord que les cheikhs d’El Azhar le condamnèrent, en sollicitant la religion.

Ces deux exemples, parmi tant d’autres, montrent la part importante du politique dans des controverses apparemment religieuses.

Il n’en demeure pas moins que le religieux continue de jouer un rôle dans la conception qu’a l’Islam contemporain de la liberté en général, et de la liberté d’expression en particulier.

Il suffit de se rappeler la réaction de l’ayatotollah Khoméiny à la publication, en 1989, des « Versets sataniques » de Salman Rushdie. Pour avoir essayé d’expliquer, dans le journal le Monde, que « Khomeyni a une conception des droits de l’homme différente de celle des occidentaux », Arkoun, dont l’attachement à la laïcité ne peut être contesté, s’est attiré les foudres de son « ami » André Miquel. Arkoun, installé en France depuis 1954, a pris cette réaction du professeur socialisant du Collège de France, pour une invitation à « rentrer dans son douar ». En fait, comme chef du département des études arabes de la Sorbonne-Nouvelle, il était en désaccord avec Miquel, qui était conseiller des gouvernements socialistes sur les « études arabes et islamiques, et lui reprochait sa passivité face à leur décadence, dont on voit les inconvénients depuis qu’il n’y a plus de chaire où les jeunes musulmans, que l’on veut éloigner des radicalismes, pourraient étudier l’éthique. Les propos d’Arkoun sur Khoméiny n’auront été qu’un prétexte. Pour sa part, Jacques Berque, aussi attaché à la laïcité et même au jacobinisme, jugea le livre de Rushdie « attentatoire à la foi musulmane » et reprocha sévèrement au ministre socialiste de la Culture d’avoir renoncé à la neutralité de l’État en accordant un financement public à la traduction française des « Versets sataniques ». Berque réagit en bon connaisseur de la sensibilité musulmane qui lui valut d’être consulté par Mitterrand lorsque celui-ci voulait en savoir plus sur les réactions des français de confession musulmane.


Vers des lois anti-blasphème ?

Il est utile de rappeler aussi qu’au moment des premières publications des caricatures danoises, l’avocat chargé par le CFCM de porter plainte en 2006, au nom du respect de la dignité des croyants, a mené campagne en faveur de la promulgation d’une loi anti-blasphème qui valut à bon nombre d’hommes politiques français de passer sur la chaîne El Djazira - et à des avocats laïcistes en France de convoiter des pétro-dollars. L’avocat du CFCM, qui était aussi l’avocat forfaitaire de la Société des habous (et de plusieurs institutions algériennes à Paris), a fait un vibrant plaidoyer pour une loi anti-blasphème, dans une intervention à un colloque co-organisé en 2010 par le CRIF et la Mosquée de Paris (2).

Il faut se rappeler aussi de la réaction des religieux marocains à la parution du livre Notre ami le roi, de Gilles Perraux, qui estèrent en justice au nom d’une interdiction canonique du blasphème auquel est assimilée toute attaque contre le « Commandeur des croyants ».

Quand on aura un débat de fond, qu’il est impossible d’avoir en période de rentabilisation de la peur de l’islamisme à des fins électorales, et de « terrorisme intellectuel » médiatique, prenant le terrorisme comme prétexte, il faudra bien remonter aux sources et de la laïcité et de l’Islam pour évaluer les chances de la liberté d’expression en terre d’islam.

En France, la Révolution française a proclamé, à ses débuts, qu’il n’y aurait « ni Dieu, ni Maître ». Cette formule fut tempérée par Robespierre quand il admit l’existence d’un « Être suprême ».

En Islam, Omar, le deuxième Calife a apostrophé un subordonné autocrate : « Quand avez-vous asservi les humains, alors que leurs mères les mirent au monde libres ».

« Nulle obéissance à un homme créé dans la désobéissance à Dieu ». Cela sert à prévenir les excès de pouvoir, même quand les autocrates invoquent la religion. Dans son épître au puissant Calife omeyade Abdelmalek, Hassan al Basri l’a mis en garde contre l’utilisation systématique du « décret divin » pour justifier les manquements du pouvoir temporel.

Ibn Négrila, un grand-vizir juif de Cordoue, n’a pas été inquiété quand il s’est attaqué au Prophète. Ibn Hazm se contenta de lui répliquer par écrit. Au début des Mamelouks, Ibn Taymiyya a été traduit devant un tribunal pour avoir exigé que soit sanctionné un non-musulman diffamateur du Prophète.

On peut rappeler aussi la mise en échec de la tentative du grand Calife ottoman Sélim 1° de recueillir les orphelins chrétiens des Balkans pour les convertir à l’Islam et en faire de bons janissaires. Le Diwan des Oulama l’en a dissuadé au nom du verset de la sourate II « nulle contrainte en religion », que même Michel Onfray daigna trouver « intéressant ».


Le droit religieux n’est pas un obstacle à l’expression libre des opinions

On voit donc que la religion, le droit religieux ne sont pas un obstacle à l’expression libre des opinions, même quand c’est au détriment du Prophète.

Et lorsqu’on voudra avoir un débat de fond, les musulmans pourraient rappeler ce jugement de Nedjeddine Bammate :

« L’acte autonome d’adhésion à Dieu, qui représente la mise en état d’Islam par excellence, constitue, pour le musulman, l’acte de libération suprême...La liberté s’obtient par les voies de l’acquiescement. L’homme est essentiellement « abd Allah », esclave de Dieu. Mais c’est précisément dans la mesure où il est pleinement esclave de Dieu qu’il cesse d’être l’esclave des êtres et des circonstances, qu’il échappe à la servitude du temporel, à la servitude de ses propres caprices et de ses illusions, aux tentations des « idoles », que ces idoles soient la gloire, la richesse ou même les « idéaux » qui resteraient purement temporels » (3).

On voit bien que tout dépend de la connaissance qu’ont les musulmans demandeurs de modernité, politique, sociale ou sociétale, de leur Tourath (patrimoine intellectuel), auquel ils ont accès de façon chaotique.

Une fois qu’on aura tenu compte de toutes les données, on est certain que peu de musulmans « de qualité », comme disait De Gaulle, accepteraient toutes les demandes de la France laïcarde. Il suffit de méditer la réaction qu’a eue le roi Abdallah II de Jordanie après l’encouragement de la republication des caricatures du Prophète : « Je regrette d’avoir participé à la manifestation du 11 janvier 2015 à Paris contre le terrorisme... ». Ce descendant du Prophète est, comme pour son « cousin » Mohamed VI (Commandeur des Croyants lui aussi), un représentant du Sunnisme modéré aussi hostile aux radicalismes que les laïcistes français. Tous deux ont le souci de moderniser leur pays. Mais en aucun cas ils ne renonceraient à leur attachement à l’honneur et à la mémoire du Prophète.

Malgré les désaccords politiques qu’ils pourraient avoir avec ces monarques, tous les musulmans qui ne se contenteraient pas de plaire juste pour continuer à être invités sur les plateaux de télévision, sont d’accord avec eux quand il s’agit du Prophète. La grande majorité des musulmans de France se sont sentis proches de ces sunnites modérés et ont été plus attentifs aux communiqués d’El Azhar et de l’Association mondiale des Oulama qu’à leurs «  représentants » qui soignent leurs relations avec les administrations laïques. La dernière crise a montré leur faible représentativité et révélé qu’en l’absence d’une direction spirituelle crédible, les musulmans de France écoutent plutôt les instances sunnites des pays d’origine. Les opinions occidentales gagneraient à mieux connaître le Prophète en tenant compte des avis des musulmans ouverts au dialogue loyal.

Sadek SELLAM

1- Cela n’a pas empêché l’auteur des « Banlieues de l’Islam » de cataloguer Bennabi comme « maître à penser d’une génération d’activistes »(sic), pour tenter d’en faire un penseur « intégriste ». Un tiers de siècle après cette grossière désinformation, et malgré les examens de conscience consécutifs aux attentats de 2015, cet islamo-politiste approximatif et fâché avec l’histoire n’a sans doute pas lu Bennabi qu’il s’est empressé de juger sur la base de rumeurs. Bennabi, présenté, après une période d’oubli, comme « l’homme d’avant-hier et d’après-demain », est étudié par d’anciens disciples de Syed Qotb repentis. L’auteur des « banlieues de l’Islam » qui suit à la trace les ex-qotbistes s’inspirera-t-il de leur exemple pour faire sa repentance au sujet de Bennabi et de Hamidullah que les jeunes musulmans de France demandeurs d’intégration républicaine inscrivent parmi les auteurs à étudier ?
2- Devenu recteur de la mosquée après le départ controversé de Dalil Boubakeur, en janvier 2020, le même avocat forfaitaire s’est empressé d’approuver, dans une déclaration au Figaro, la publication par Charlie-hebdo d’une nouvelle caricature du Prophète plus insolente, puisque obscène, que celles de la presse danoise. Les observateurs mirent ce revirement sur l’absence de légitimité religieuse de ce nouveau recteur qui espérait y remédier en occupant l’espace médiatique, grâce à l’aide d’un spin doctor comme Sifaoui, que les médias complaisants prennent pour un « « opposant algérien » autoproclamé « spécialiste de l’islam ».
3- Nedjmeddine Bammate : Liberté selon l’Islam. Dossier « Christianisme et Liberté ». Recherches et Débats. Cahiers du CCIF. Numéro 1. Fayard. 1952. Une note mise par les organisateurs de ce débat, où le Cardinal Daniélou exposa le point de vue catholique, précise : « M. Bammate, qui est de religion musulmane, présente ici la conception de l’Islam sur la liberté telle qu’elle a été dégagée du Coran par les mystiques musulmans. »

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