Un coude à coude prophétique
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Un lien d'amitié s'est noué entre deux hommes que tout séparait.
Avec le recul des années
cette relation apparaît comme la réponse à un appel mystérieux.


La guerre cache son nom mais bat son plein

Il s'agit d'une expérience qui débute en mars 1957.
Saad Abssi débarque en France, venu du fin fond de l'Algérie, El Oued, aux portes du Sahara. De l'autre côté de la mer, la guerre cache son nom mais bat son plein. Un pays cherche son indépendance : la patrie algérienne existe dans le coeur et l'intelligence d'un grand nombre de militants. Saad en fait partie. Le jeune militant a derrière lui une expérience politique impressionnante; l'internement au camp de Djorf lui a permis de découvrir des légions d'intellectuels et de paysans habités d'une même impatience. Avec eux, il espère l'apparition des frontières d'un nouveau peuple. Venus des villes ou des douars, de Kabylie ou des Aurès, derrière les barbelés, des hommes prenaient conscience de leur condition d'Algériens. Intuitivement ils percevaient qu'entre les colonisateurs et ceux qu'on appelait les indigènes, des rapports nouveaux devaient s'instaurer. Des consciences se forgeaient. Après ce séjour dans le « camp de regroupement », de retour à El Oued, Saad savait que face à la Métropole, des millions de musulmans avaient déjà, comme lui, choisi leur camp.

Deux hommes, deux camps, deux religions

Etrange coïncidence : une fois libéré, Saad est contacté à la fois par les autorités françaises et par le F.L.N.. Craignant sans doute que des idées subversives agitent les populations dont il a la charge, l'Administrateur lui demande de quitter la région. En même temps le Front de Libération Nationale l'envoie en France. Ainsi, en ce printemps 1957, avec l'appui involontaire des autorités françaises, Abssi se retrouve à Gennevilliers, à proximité des usines Chausson. On lui avait donné une adresse dans un quartier des Grésillons  : un café fréquenté par des travailleurs maghrébins. Le mot de passe qu'on lui a transmis lui permet d'être reconnu. Ses compatriotes lui font traverser la rue ; il se retrouve devant l'église St Jean. Un homme en soutane est en train de faire démarrer son vélo solex lorsque s'ouvre la porte du presbytère. Un autre prêtre, Gilles Rufenach, lui fait face.

Hospitalité : une situation difficile à définir

Le prêtre et le militant pouvaient se rencontrer à condition, pour chacun, de vivre hors de soi-même, sans être enfermé dans son camp. Un mot français désigne cette situation difficile à définir où l'un et l'autre pouvaient cohabiter : « hospitalité ». Il désigne cette situation où deux personnes humaines sortent de leur enclos familier pour entrer dans un espace de reconnaissance mutuelle. Qui est l'hôte, là où quelqu'un ouvre sa porte? La langue française confond celui qui accueille et celui qui est accueilli. Une fois la porte du presbytère ouverte, la maison du prêtre changeait de statut : l'espace était transformé. D'une certaine manière le prêtre quittait sa maison. « On ne s'y reconnaît plus ! On n'est plus chez soi ! » Sans doute quelques paroissiens de Gennevilliers devaient-ils, s'ils étaient au courant, tenir des propos de ce genre. Sans faire un pas, Gilles avait changé de lieu  ; l'un et l'autre s'étaient déplacés.

Une découverte bouleversante

L'Hexagone était, à cette époque, quadrillé : cellules et groupes, sections, kasmas et secteurs. Le groupe dont Abssi fut responsable, à son arrivée, s'étendait jusqu'à Argenteuil. Chaque algérien était taxé par le parti : 35 francs de l'époque par personne. Ce n'était pas rien : le SMIG était à 250 francs ! Il devait ramasser l'argent, se faufiler pour échapper aux contrôles de police. Faut-il rappeler que celle-ci a réussi à arrêter 40 000 cadres comme lui ? Les premiers temps furent particulièrement difficiles. Ce n'est qu'au bout de quelques mois qu'il devint permanent du parti. Au départ il se fit embaucher près de son domicile, chez Valentine, une entreprise de peinture. Le fait de connaître parfaitement sa table de multiplication lui valut de gagner bien plus qu'un manoeuvre : 750 francs par mois, comme chef d'atelier !

La découverte du monde du travail fut pour lui bouleversante. Il voit des femmes françaises travailler durement et gagner deux fois moins que lui. Auprès de son délégué syndical, il découvre l'histoire du mouvement ouvrier. L'injustice n'est pas seulement dans l'opposition entre la France et ses colonies. L'injustice traverse le pays tout entier. Il entend, à travers l'histoire d'un pays qu'il considérait comme ennemi, un appel dont les accents ressemblent à celui de ses compatriotes en quête d'autonomie et de liberté.

La mission de France dans la guerre d'Algérie

Dans le même temps, le prêtre qui lui ouvre sa porte entend que la lointaine Algérie est un réservoir de misère. L'Eglise de France, dans les années 50, n'a pas de quoi se glorifier. Elle était autant silencieuse que sous le régime de Vichy. Pourtant les prêtres de la Mission de France faisaient figure d'exception. En Algérie même, quelques prêtres étaient arrêtés. Ils étaient parfois complices d'un peuple en voie de décolonisation. A cette date, ils étaient surtout sensibles au comportement de l'armée, aux viols et aux tortures dont les jeunes recrues comme les rappelés étaient témoins. Par-dessus tout, les prêtres de la Mission de France, établis dans l'Algérie encore française, avaient sous les yeux l'intense pauvreté dans laquelle les masses étaient plongées. Leurs témoignages étaient propagés, de façon méthodique, partout où leurs confrères de la Métropole étaient établis. Gilles avait ouvert sa porte à Saad parce qu'il savait la condition des fellahs dans les douars et des ouvriers agricoles dans les vignes ou les grandes fermes exploitées par les colons. Gilles, à cette époque, était-il contre l'Algérie française ? Rien ne le prouve. En 1958, quelques mois après la rencontre de Gennevilliers, il sera rappelé comme officier. Il ne sera pas, comme certains, objecteur de conscience. Le lieutenant Rufenach, semble-t-il a eu un comportement digne d'un militaire de son rang, même s'il eut le courage de s'affronter à tel ou tel de ses supérieurs devant certains actes confinant à la barbarie.

Deux hommes, un même impératif!

En mars 1957, deux hommes sont sous le même toit. Deux étrangers, en rigueur de termes deux ennemis. Aucun des deux ne cherche à détourner l'autre de ses appartenances ni religieuses ni patriotiques. Aucun des deux non plus n'est tenté de croire que l'univers s'arrête aux frontières de ses espoirs. Leur histoire manifeste un point de jonction assez mystérieux si l'on y réfléchit. L'un est soumis aux lois de son pays et de son Eglise dont l'autre est l'ennemi. L'autre est aux ordres du F.L.N. et il considère que, ce faisant, il suit le chemin de l'islam. Ils ne cachent pas leurs solidarités : la soutane du prêtre, obligatoire à cette époque, ne peut prêter à équivoque. Le respect des interdits de l'islam, la fidélité aux heures de prière n'échappent pas aux regards du chrétien. Aucun des deux ne cherche à englober l'autre dans son camp ou dans sa cause.

Peut-on parler de tolérance, de respect des différences ? Ces mots sont pâles pour désigner une relation qui ne cessera qu'avec la mort de Gilles en 1995. A ses obsèques, dans l'église St Jean des Grésillons, Saad prendra la parole pour rendre hommage à son ami. En réalité, par-delà les lois et les règlements d'un pays ou d'une religion, l'un et l'autre se sont retrouvés soumis à une loi qui les dépassait et dont la voix s'est fait entendre à travers le gémissement des pauvres. Appelons provisoirement « Loi de l'Autre  » cet impératif auquel les deux hommes se sont soumis. Lorsqu'on atteint ce point où la voix de l'Autre est perceptible, l'action politique prend une dimension mystique.



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