Citoyenneté et islam :
comment sortir du piège ?
Boutros Hallaq
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Ce regard critique est celui d’un intellectuel. Professeur émérite de langue et civilisation arabes à la Sorbonne nouvelle, Boutros Hallaq, un arabe syrien de confession melchite, s’interroge sur la confusion entre arabité et appartenance musulmane.


Un jeu où la France est compromise

Un terrorisme d’une violence inédite a fait irruption sur le sol national tout au long de l’année écoulée, suscitant de profonds traumatismes en même temps qu’un sursaut exemplaire de solidarité et d’affirmation du vivre-ensemble. Pris de court, le pouvoir exécutif a multiplié les initiatives en vue de calmer les inquiétudes mais aussi de préserver son image, y compris parfois par le recours à des moyens discutables. Après le drame de janvier 2015, la France invitait plusieurs chefs d’Etat. Mais n’est-il pas surprenant de faire appel, dans le but de soutenir la démocratie, à des responsables politiques qui rechignent à la pratiquer dans leurs propres pays ? Ou de vouloir comprendre l’apparition de ce monstre terroriste en dehors du jeu géostratégique où la France est partie prenante, comme si celui-ci procédait d’une génération quasiment spontanée  ? Ou enfin d’amplifier hâtivement une intervention militaire déjà lancée contre Daesh ? Sur le plan intérieur, le gouvernement a misé sur le « tout sécuritaire  » qui, occultant les contradictions internes au sein de la communauté nationale et fleurant un stratagème politicien préélectoral, est en train d’installer la division et la suspicion entre les différentes composantes sociales, d’autant plus que ce gouvernement tient à inscrire dans la Constitution son projet de « déchéance de nationalité ». Dans la mesure où le débat concerne essentiellement le statut de l’islam en France, nous voudrions y contribuer en éclairant cela par quelques exemples moins souvent traités, notamment par le prisme de l’arabe et de son enseignement ainsi que par la voie choisie pour restructurer les institutions musulmanes.

Une fois la guerre d’Algérie terminée, une dynamique vertueuse conjuguant un essor économique sans précédent (les Trente Glorieuses) et une politique nationale autonome au niveau international - notamment à l’égard de la question palestinienne – apportait à la communauté nationale un certain apaisement. Après la guerre israélo-arabe de 1967 (dite « des Six Jours  ») vite articulée sur le premier choc pétrolier qui n’a fait qu’attiser ces passions. La question de savoir qui a soulevé les passions anti-arabes, est intervenue. Après la guerre du Kippour, en 1973, l’immigration, centrée sur l’islam arabe, devenait le catalyseur de toutes les frustrations. Ceci d’autant plus que cette guerre avait partie liée avec la question palestinienne et la politique prônée avec les monarchies pétrolières de la Péninsule arabe dont dépendait l’approvisionnement en énergie. Cette question devait occuper de plus en plus la scène nationale à partir des années 1980. Dans un climat lourd d’interrogations identitaires, culturelles et idéologiques aiguisées par une mondialisation montante, des choix politiques ont été posés qui ont tissé la trame des pièges majeurs dans lesquels nous nous débattons actuellement.


Le refus du multiculturalisme instrumentalisé

Sur fond d’intifida palestinienne, le malaise social dans les banlieues a suscité deux événements sociétaux hautement significatifs du désir d’intégration et de citoyenneté des jeunes issus de l’immigration; leur échec signe le début de la montée en flèche de l’islamisme. En 1983, quelques dizaines de jeunes des banlieues entreprenaient une marche pacifique jusqu’à Paris sous l’appellation La marche pour l’égalité et contre le racisme, dite encore La Marche des Beurs. Accompagné notamment par un prêtre catholique, le Père Christian Delorme, ce groupe brandissait une identité non pas religieuse (l’islam), mais culturelle (l’arabe), signifié par beur en verlan. Cette marche fut suivie un an après par une autre initiative Convergence 84, animée du même esprit, qui a attiré, lors de son arrivée le 1er décembre à Paris, plus de 60 000 personnes sur la place de la République ; son slogan étant « La France, c’est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange ». Cette dynamique visant l’intégration fut combattue et rapidement occultée. Les meneurs de la Marche des Beurs furent disqualifiés et parfois criminalisés ; Convergence 84 fut rapidement phagocytée par SOS Racisme, né opportunément par une action conjuguée des Jeunes socialistes (Julien Dray…) et des Étudiants juifs de France. SOS Racisme a habilement projeté à sa tête une figure médiatique emblématique de la diversité culturelle et ethnique, répondant au nom poétique de Harlem Désir, devenu par la suite un responsable socialiste dont l’efficacité n’a jamais été démontrée (1). Pour comprendre l’hostilité vis-à-vis d’une telle démarche des jeunes des banlieues, on pourrait évoquer deux raisons liées à l’identification culturelle. D’une part, une tradition jacobine extrêmement vivace qui voyait dans l’émergence d’un élément identitaire secondaire (l’arabité) un facteur susceptible de menacer sérieusement la suprématie de la culture nationale ; d’autant plus qu’il concernait une population importante, ayant des réserves humaines énormes sur la rive opposée de la Méditerranée, encore imprégnée des guerres d’indépendance. Le Front national renaissant commençait d’ailleurs à en faire son cheval de bataille. Les groupes pro-israéliens (CRIF et instances majoritaires du parti socialiste en tête) y voyaient, d’autre part, une menace pour leur suprématie : ce mouvement était susceptible de cristalliser un courant politique pro-palestinien de grande ampleur, assis sur une large base démographique et porté par une vague d’indignation de plus en plus forte à travers le monde contre la politique israélienne. Il fallait à tout prix empêcher la cristallisation d’un tel courant qui, dans le cadre républicain, pouvait changer les rapports de forces sans violence.

L’histoire de cette tentative d’intégration par le biais culturel a bien été mise en lumière par le film de Nabil Ben Yadir, La Marche (2013) avec la participation de Jamel Debouze qui fut l’un des initiateurs de La marche des Beurs et le producteur du film Indigènes (2005). La contribution de ce dernier à l’intégration citoyenne, abstraction faite de l’appartenance religieuse, se situe dans le droit fil de la dynamique décrite plus haut. En font foi les différentes associations lancées par lui, à commencer par la Jamel Comedy Club qui a mis en selle de nombreux artistes venus de l’immigration, dont Omar Sy.

Dès lors la machine de guerre contre la langue arabe, perçue comme vecteur culturel d’affirmation identitaire communautaire, s’est mise en branle. L’Inspection Générale d’arabe en a orchestré la mise en application (2). Mentionnons, pour aller à l’essentiel, deux faits significatifs. L’enseignement de l’arabe, dispensé alors dans plus de trois cents établissements publics aux trois niveaux LV3, LV2 et même LV1 (ce dernier étant proposé dans au moins 200 établissements), a fondu comme neige au soleil, malgré une demande croissante, alimentée par la présence de milliers d’écoliers nouveaux arrivés en France suite à la guerre civile libanaise puis algérienne. A Paris ne subsistaient, à titre d’exemple, que trois écoles proposant l’arabe en LV1 destinées à répondre aux besoins des familles des diplomates arabes. C’est à cette époque également qu’est revenue à l’honneur la notion de Musulmans Français appliquée au XIXe siècle à la population algérienne non-juive (la population juive bénéficiant du décret Crémieux). Français ! Oui, mais musulmans... Une stigmatisation que n’aurait pas autorisé la formule : Français mais de culture (ou d’origine) espagnole, italienne, roumaine… L’identification religieuse devait se substituer à l’identification culturelle.


La « mosquéisation » au parfum de wahhabisme

L’assignation religieuse est immédiatement relayée par d’autres dispositions. Reléguée dans la sphère privée, la langue arabe a trouvé refuge, en plus de quelques centres privés plutôt laïcs tenus par des particuliers ou des ambassades arabes, dans des mosquées et associations islamiques souvent financées publiquement par les monarchies pétrolières, notamment saoudiennes. Le gouvernement français n’a pas tardé à appeler à l’aide l’université Al-Azhar et les autorités saoudiennes. Une manne financière s’est déversée alors sur ces centres tenus de se conformer aux préceptes du wahhabisme, comme sur d’autres associations civiles et nombre de librairies inondées de livres religieux à connotation salafiste à prix sacrifiés. Le voile est apparu en force, bien que mis au service d’objectifs différents (3). Nous avons dès lors vécu dans les universités l’afflux d’étudiants formés dans ce cadre qui réduisaient l’apprentissage de l’arabe à la lecture du Coran et des commentateurs autorisés ; s’ils ne dénonçaient pas la littérature arabe, classique et moderne à la fois, comme antimusulmane, encouragés en cela par la mise à l’index de tel ou tel ouvrage, pratique devenue fréquente dans certains pays arabes, notamment l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Proposer à l’analyse de certains étudiants un poème d’amour du poète palestinien contemporain Mahmoud Darwich ou un poème bachique du poète classique du VIIe-VIIIe siècle Abu-Nouwas, devenait une gageure, une provocation. Parallèlement et de proche en proche le port du hijab devenait de règle dans de nombreux départements universitaires.

Une logique folle se déclenche. L’apparition du hijab suscite une réaction qui, bien compréhensible au départ, tombe dans la démesure sous l’effet de deux facteurs: une campagne médiatique hystérique contre ce phénomène et un traitement irrationnel et politicien de ce problème par les autorités qui ont préféré légiférer plutôt que de procéder par décrets. Cela n’a fait qu’amplifier la dégradation de l’image de l’islam et la réaction de la population musulmane. S’en suivit un renforcement du pouvoir des mosquées et des associations islamiques de plus en plus livrées au financement étranger provenant notamment de pays wahhabites. En même temps, l’assignation de tout arabophone (mais aussi turcophone ou berbérophone) à n’exister qu’en tant que Musulman français a créé un malaise grandissant dans une partie majoritaire de la population arabophone, largement sécularisée mais s’enracinant dans un islam populaire de bon aloi : elle refusait d’être réduite à la seule dimension religieuse, tout en maintenant une certaine solidarité avec une population d’origine musulmane stigmatisée.

Dans un climat de tension internationale, souvent au désavantage des populations musulmanes (succession de guerres contre l’Irak, guerre interminable en Afghanistan, insensibilité au sort des Palestiniens…), la ghettoïsation s’est enracinée, terrain fertile pour l’extrémisme. Cet extrémisme s’est d’abord investi en Afghanistan dans la guerre contre les Soviétiques – porté alors par les djihadistes Talibans et les groupes d’Al-Qaida de Ben Laden célébrés par l’Occident comme des « héros de la liberté » –. L’extrémisme afghan a symboliquement joué un rôle de catalyseur, au bénéfice de nouveaux groupes lancés désormais contre les politiques occidentales et wahhabite à la fois. Cette dynamique a trouvé une caution dans une politique française constante dans son ambiguïté et son incohérence: tout en jugulant « l’islamisme » à l’intérieur sans en traiter les cause s objectives, elle maintenait une tolérance devenue, avec la montée de la crise économique, une franche soumission aux politiques wahhabites, source même de tout extrémisme. La «  mosquéisation » avait le vent en poupe.


Le véritable enjeu :
islam de France vs Musulmans français

Certes, une tentative fut mise en œuvre pour faire émerger une instance représentative des communautés musulmanes de France. Mais elle ne pouvait vraiment aboutir. En effet, obnubilé par le modèle représentatif des communautés juives françaises, le gouvernement cherchait à le reproduire pour les communautés musulmanes sans tenir compte de l’inadéquation des structures propres à chacune et sans leur accorder le même traitement. Et pour cause, émancipé par Napoléon qui institua en 1808 le Consistoire central israélite de France, le judaïsme français s’est adapté au système républicain, du moins jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Depuis, face au Consistoire qui nomme le Grand Rabbin chargé de la gestion du niveau spirituel et dogmatique, s’est imposé en 1944 le CRIF, issu du Comité général de défense juive créé dans la clandestinité dès juillet 1943. Il était censé représenter les intérêts des Juifs français, dont le profil s’est largement transformé avec l’arrivée massive de communautés juives étrangères et la montée des groupes de pression pro-israéliens. Or ce CRIF –dont Le Consistoire s’est retiré en 2004- est devenu un puissant et inconditionnel soutien de la politique israélienne, alors qu’il ne représente, selon des chiffres donnés il y a trois ans par Rony Brauman, que 17% de la communauté juive française. Et pourtant, c’est lui qui a l’oreille des gouvernements. Il est évident que cette structure binaire (rabbinat/CRIF) était inadéquate pour les communautés musulmanes que ne réunit aucun objectif politique commun. Il en découle que la création d’un Conseil des institutions musulmanes de France constitue un avatar incluant les niveaux religieux et socio-politique à la fois, sans avoir les moyens de peser sur les politiques nationales comme le fait de son côté le CRIF. En même temps il ne manque pas de créer une frustration dans les milieux musulmans qui ne se sentent pas traités à pieds d’égalité avec les Juifs.

Et pourtant, une autre politique était possible. Parmi les différentes propositions, signalons celle portée et tentée par Jean-Pierre Chevènement alors ministre de l’Intérieur. Socialiste profondément laïc et républicain souverainiste attaché à une identité française aussi solide qu’ouverte, Jean-Pierre Chevènement avait bien compris l’enjeu : éviter de créer, pour les Français d’origine musulmane, une catégorie de citoyens fondée sur une vision orientaliste éculée, susceptible d’installer une rupture dans la notion même de citoyenneté et d’infuser une certaine suspicion chez les autres citoyens vis-à-vis d’une composante sociale ainsi stigmatisée. Il fallait ouvrir la voie à une autonomisation de l’islam en tant qu’institution religieuse, strictement religieuse, en coupant ses liens de subordination avec toute autorité extérieure, située au-delà de la Méditerranée. Tâche ardue, car l’islam n’a jamais connu la séparation institutionnelle du spirituel et du politique  ; mais elle s’imposait dans un monde moderne. A défaut d’imposer cette séparation dans l’espace dit « musulman », il fallait la pratiquer dans l’espace national. C’était d’ailleurs une occasion historique rêvée. J-P. Chevènement a donc proposé de commencer par créer de vrais instituts d’islamologie de haut niveau qui formeraient une instance compétente et autonome, susceptible de prendre en charge la formation de théologiens et d’imams et préparerait le terrain à l’installation d’une Haute Autorité spirituelle régissant tous les croyants musulmans en France en toute indépendance par rapport au pouvoir politique, local ou étranger. Le collège Sainte Barbe à Paris fut d’abord évoqué ; puis fut lancée l’idée de profiter du statut de Concordat en vigueur en Alsace pour créer, dans le cadre de l’université de Strasbourg qui réunit des facultés de théologie catholique et protestante, une faculté dédiée à l’islam. Le projet a avorté tant à cause de la pression de certains milieux musulmans que du fait du refus catégorique de certains responsables influents comme le cardinal Lustiger. Certes, un effort a été déployé pour créer des centres de formation d’imams ; mais il était incapable de traiter la problématique dans son ensemble. Le projet adéquat fut abandonné au profit de solutions de rechange aléatoires non sans quelques errements, comme cet accord passé il y a quelques mois entre le président Hollande et le roi Mohammad VI pour la formation de 50 imams français au Maroc.

L’islam est désormais durablement installé en Europe comme en France, où il constitue la deuxième religion du pays. Il a vocation à s’y intégrer tout en l’enrichissant de son apport propre. C’est une chance pour la France sur le plan économique et démographique, mais aussi sur le plan des valeurs, l’universalisme étant la matrice de la France moderne et le vecteur de son rayonnement. C’est aussi une chance pour l’islam qui, pour la première fois de son histoire, se trouve dégagé du pouvoir politique et libre de s’inventer dans le climat de liberté que procure la laïcité, comme ce fut le cas pour le christianisme suite à la Révolution française. Ce serait une grave erreur que de chercher à le figer en minimisant la capacité de ses adeptes à s’adapter à leur contexte historique : en témoigne leur passage, en un siècle et demi, de la bédouinité à un niveau de civilisation qui a marqué l’histoire de l’humanité. Libérés du carcan politique traditionnel, ils seront capables de retrouver le chemin de la réforme là où elle a été combattue par le politique d’autrefois, condamnée par le rigorisme wahhabite depuis son apparition au XVIII° siècle, ou stoppée par les manipulations politiques internes et externes (dont la montée des Frères musulmans) au XX° siècle. Loin de se réduire à la seule dimension religieuse, comme tout un chacun, ils sauront faire bon usage de la laïcité pour s’intégrer dans le pays de leur choix. Leur identité culturelle, souvent antérieure à l’islam comme c’est le cas pour l’arabe, peut jouer (contrairement à l’idée reçue) un rôle facilitateur dans ce processus : il est plus facile d’enrichir une identité déjà établie que d’imposer par la force une nouvelle identité. Il serait de même contreproductif de se bloquer sur le statut inacceptable de la femme, car, depuis un siècle et sous des cieux moins cléments, des femmes musulmanes ont su s’affirmer. La recherche de solutions purement sécuritaires, largement contestées par ailleurs, trahirait une politique manquant de lucidité et de courage à la fois. Il s’agit de traiter la problématique dans toute sa complexité, sans calcul politicien ou sans intérêt économique à court terme, sans raidissement sur une « francité » immuable, hors de l’histoire. Ce qui est sûr c’est que le chemin passe impérativement par l’affirmation de l’autonomie vis-à-vis des pouvoirs politiques étrangers, notamment wahhabite. Il passe aussi par l’adéquation avec les valeurs démocratiques affichées dans le domaine international : promouvoir la paix, la justice, la démocratie, quel que soit l’interlocuteur. A défaut, il serait à craindre de voir, sur le plan intérieur, s’aggraver la crise de la citoyenneté Il serait à craindre aussi, dans le domaine international, de laisser la victoire militaire inéluctable sur Daesh tourner dans le contexte actuel des rapports de force au Proche-Orient, à l’avantage de son ennemi intime, le wahhabisme, ou à un profit d’un nationalisme chauviniste à l’Erdogan, à moins que ce ne soit à celui des dictatures.

Boutros Hallaq


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