Chrétiens du monde arabe
Pour une solidarité citoyenne
Boutros Hallaq
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L'Occident se doit-il d'être solidaire
des chrétiens d'Orient
ou du Monde arabe dans son ensemble ?


La conscience française interpelée

Le destin des « Chrétiens d'Orient » semble, depuis quelques mois, interpeller fortement la conscience française et européenne. Les colloques organisés par des institutions universitaires, publiques ou catholiques, se multiplient, relayés par des interventions dans la presse et couronnés par une motion votée à l'unanimité par le Parlement européen en faveur de la «Protection des Chrétiens d'Orient». Cela fait suite à une mission confiée par le Président Chirac à Régis Debray, organisateur il y a bientôt un an d'une importante manifestation organisée par l'Institut Européen en sciences des religions. A été lancé, dans la foulée, un Observatoire des chrétiens d'Orient, présidé par Joseph Maïla, ancien recteur de l'Institut catholique de Paris.

Il était temps. Les chrétiens du monde arabe, concentrés au Proche-Orient, voient leur nombre fondre comme neige au soleil. En Palestine, de 20 % de la population au début du XX° siècle, ils ne représentent plus que 1% ; et à Jérusalem même, des quarante mille âmes à la création de l'Etat d'Israël en 1948, il n'en reste que deux ou trois mille. Les chrétiens libanais, majoritaires dans les années 1950, représentent actuellement autour de 25%. Réfractaires à l'émigration, les coptes d'Egypte commencent à se disperser ; il en est de même en Syrie. Mais ce qui frappe l'imagination depuis la guerre américaine en Irak, c'est le départ forcé d'un tiers de la communauté chrétienne, déjà saignée à blanc par la révolte inspirée par les Anglais dans les années 1920, laminée par le nationalisme turc puis kurde depuis quelques décennies. On les éloigne de plus en plus de leur berceau historique, la Haute Mésopotamie, centre culturel séculaire qui a joué un rôle important dans l'élaboration de la civilisation arabe classique.

Conscient de cette tragédie, j'ai eu l'honneur d'animer, avec feu Père Y. Moubarac, l'association «Chrétiens du monde arabe et leurs amis», qui a bénéficié d'un comité de parrainage prestigieux, dont le philosophe Paul Ricoeur et le Père Pierre Toulat, secrétaire de la Commission Justice et Paix. Cette association oeuvrait à la sauvegarde du pluralisme au Liban alors en guerre civile; elle militait pour le rétablissement de l'entente entre communautés et la solution du conflit israélo-palestinien, foyer majeur de la déstabilisation de l'ensemble du Proche-Orient. À ce titre, nous incitions les églises européennes - à commencer par l'épiscopat français - à adopter une approche globale. Nous voulions tenir compte de l'ensemble du peuple libanais, non des seuls chrétiens et surtout pas des franges les plus extrémistes qui prétendaient parler en leur nom. Nous voulions aussi qu'ils soient considérés comme des citoyens formant avec d'autres citoyens un société pluraliste. Nous avons, par ailleurs, été parmi les premiers, en 1983, à lancer un appel en faveur d'un dialogue direct et d'une reconnaissance mutuelle entre Palestiniens et Israéliens. Nous annoncions, à défaut d'une action rapide, la montée des intégrismes sur les décombres de la dynamique nationale. Nos assises ont donné lieu à une publication, «Les chrétiens du monde arabe» (Maisonneuve-Larose, 1989).


Quelles solidarités ?

S'il est urgent d'agir, encore faut-il savoir dans quel esprit et avec quels moyens. « Notre propre avenir est en jeu dans le vôtre», proclame R. Debray devant ses hôtes venus du Proche-Orient. Belle proclamation qui devrait exclure définitivement toute approche inspirée par une solidarité sectorielle. L'adjectif possessif «notre» insinue que leur cause serait celle de la République ! Peut-on sauver cette communauté en l'isolant des autres groupes dans une région dont l'identité historique a pour base le pluralisme, malgré des soubresauts épisodiques ? Dans leur grande majorité, ces chrétiens désirent vivre dans leurs patries respectives, en citoyens dignes. Ils ne réclament pas un statut privilégié et encore moins une entité politique séparée. Ils n'en ont pas la vocation.

Héritiers de toutes les civilisations anciennes nées sur cette terre (dont dérivent leurs langues liturgiques), loin de constituer une masse compacte, ils sont autant que les autres sinon plus dotés d'une diversité qui a toujours fait - n'en déplaise aux tenants de la primauté de l'Etat-Nation - la richesse extraordinaire de cette région, où aucun état ethnique n'a pu survivre. Avertis par les rares tentatives malheureuses de séparation, manipulées en grande partie par l'étranger du reste, et alertés par la disparition des communautés juives arabes happées par un Etat s'affirmant comme juif (il suffit de lire les mémoires d'un Moshé Sharett ou le récit des « alyas » des juifs marocains, yéménites ou irakiens fait par les historiens israéliens), ils ne sont nullement séduits par un projet inspiré du sionisme, actuellement en panne.

Rappelons-nous que la voie qu'ils ont choisie depuis le début de la Nahda (la Renaissance arabe depuis le début du 19° siècle) privilégie une démarche d'intégration nationale, dans une société de citoyens, inspirée des valeurs de la modernité européenne et française plus particulièrement, démarche dont les couleurs ont été portées haut par les intellectuels maronites. La seule oeuvre utile serait de les sauver non contre les autres mais avec les autres, et notamment avec ceux qui sont encore plus vulnérables qu'eux, comme les Mandéens d'Iraq, éteints à 90% depuis quatre ans. J'aimerais étendre la belle proclamation de R. Debray à tous les groupes humains qui constituent le Proche-Orient arabisé depuis des siècles.


L'échec des politiques de modernisation

Pour cela, il serait mortel de se tromper d'adversaire. Oui, la déferlante islamiste actuelle est hautement dangereuse ; mais elle n'est pas la seule (comme semble le laisser entendre Henri Tincq, Le Monde du 8/12/07). Cette vague menace l'ensemble de la société, y compris les sunnites qu'elle prétend défendre. Elle se nourrit du pourrissement général amené par l'échec de la modernisation. Celle-ci est rendue impossible par l'état de guerre, déclarée ou larvée, qui prévaut depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. L'islamisme se nourrit d'un terreau : l'échec des politiques de modernisation. Il vise à reconfigurer la société arabe dans son ensemble (voir la situation en Algérie, Tunisie, Maroc où la présence chrétienne est insignifiante). Il brandit un modèle mythique, comme seule alternative à la désespérance et à l'humiliation actuelles.

Certes l'islamisme, qui s'est mué depuis 2001 en terrorisme absolu que la politique de Busch ne fait que nourrir, a été dynamisé par la révolution islamique d'Iran. Cependant, les analystes s'accordent à localiser son foyer principal dans l'idéologie wahhabite de l'Arabie Saoudite. Appuyée sur une fortune immense et soutenue par l'Occident, Europe comprise (nos amis de l'islam «modéré», n'est-ce pas ?), la dynastie saoudite a réussi peu à peu à prendre le leadership du monde arabe. Elle s'est construite sur les décombres du projet national porté par Nasser, mortellement atteint par la « guerre des six jours » ( juin 1967  ) et l'occupation triomphale de la Cisjordanie, du Sinaï, du Golan (et un peu plus tard du Sud-Liban) par l'armée israélienne. En apportant son soutien financier aux régimes exsangues en place, la dynastie a de proche en proche modifié la nature de ces régimes et de leurs politiques dans tous les domaines, social, éducatif, informationnel et même culturel, y compris au Liban, à l'OLP et aux pays du Maghreb.

Le centre de gravité du monde arabe s'est effectivement déplacé à Ryad qui s'est mise à rayonner sur l'ensemble du monde musulman. Les Frères Musulmans, déjà intégrés dans le jeu «démocratique» depuis trois décennies, furent absorbés ou remplacés par une vague diffuse d'islamisme généralisé. Son visage n'est devenu lisible en Occident qu'une fois ses intérêts touchés au sein même de ses sociétés. Or, le triomphe de cette idéologie n'est pas imputable à la seule fragilité de la classe politique (elle en fut déligitimée) et de la société civile (elle se trouve en déhérence). Cette victoire islamiste était, pour les observateurs attentifs, déjà inscrite dans le grand bouleversement du Proche-Orient consécutif à la création de l'Etat d'Israël et au renvoi continuel d'une solution au problème palestinien. Rappelons au passage que les principes de cette solution avaient été posés, depuis fort longtemps, d'abord par l'ONU et reconnus ensuite par l'ensemble des pays réunis au sein de la Ligue arabe. Depuis la création d'Israël, beaucoup d'événements se sont succédé: la Campagne de Suez en 1956, la guerre civile au Liban en 1975, les deux guerres du Golfe, l'émergence de la Qaïda. Aucun de ces événements n'est vraiment étranger à cette donnée, celle-même qui a permis la montée en flèche de l'Arabie Saoudite.


Inverser la dynamique de désintégration

De toute évidence, il faut inverser cette dynamique de désintégration. La paix alors rendra sa fonction à la société civile arabe. Elle pourra se reconstruire de nouveau et produire une nouvelle élite capable de créer le développement économique et social. Elle sera capable d'instaurer une forme de démocratie, seule favorable au pluralisme. Les Chrétiens (non pas «d'Orient», de grâce laissons cette terminologie anhistorique et communautariste, mais «du monde arabe») seront alors sauvés en même temps que les autres. Et, nous le savons bien, c'est seulement à ce prix que le peuple israélien sera sauvé. Abraham Burg, ancien président de la Knesset, parlait il y a quelques mois à propos de la société israélienne d'un «état de barbarie»; avant lui Yeshayahu Leibowitz, philosophe israélien fondateur de l'Encyclopedia Judaica, avançait même l'expression «judéo-nazisme» (voir les ouvrages que lui a consacrés Gérard Haddad) pour décrire l'occupation israélienne. On est loin des propos mythologiques frisant le racisme d'un Elie Wiesel : il traite les jeteurs de pierres palestiniens de criminels sous prétexte qu'ils obligeaient les soldats israéliens à devenir leurs assassins!

Pour cela, il est nécessaire d'amener à raison la politique israélienne, crispée sur ses conquêtes au nom de sa sécurité, légitime en elle-même. Les occasions n'ont pas manqué : l'ouverture d'un Sadate, les Accords d'Oslo, la paix séparée avec la Jordanie, la normalisation de fait avec certains pays du Golfe. En fait, ivre de sa puissance adossée à la superpuissance américaine, la politique israélienne n'a pas su en profiter pour lâcher prise. Des conseils avisés ont foisonné. Ils n'ont servi à rien, ni ceux d'un Kreisky, ni ceux du mouvement de la Paix Maintenant, ni ceux d'intellectuels israéliens et juifs à travers le monde dont les belles figures d'un Pierre Mendès-France, d'un Edgar Morin ou d'un Pierre Vidal-Naquet. Dans leur ensemble, les hommes politiques reconnaissent, du moins en privé, que seule une pression internationale exercée sur le gouvernement israélien peut permettre l'émergence d'un vrai Etat palestinien ; ils rejoignent en cela la recommandation faite à la fin des années 1960 par Nahum Goldmann; ce fondateur du Congrès juif mondial, suppliait les Arabes de faire pression sur les Etats-Unis pour qu'ils fassent à leur tour pression sur la politique israélienne. Certes, dans la société civile occidentale, le sentiment de compassion pour les Juifs victimes de l'holocauste est légitime. Mais il s'est souvent transformé en une culpabilité paralysante qui n'est pas toujours innocente. Elle interdit toute réflexion politique saine, au point de considérer l'Etat israélien, quelles que soient ses pratiques, comme « presque sacré », selon les termes mêmes d'Alain Touraine, effrayé par une mise en cause du sionisme (France 3, mardi 12 décembre 2007, à l'émission de F. Taddéi). Telle qu'elle se manifeste, cette compassion est contre-productive.

Une Palestine indépendante à côté d'Israël aidera la société israélienne à s'humaniser (toujours la même dynamique d'ensemble). Elle pourra alors, et seulement alors, transformer son appareil étatique de façon à laisser une place digne au million et demi de palestiniens israéliens, qui ne peuvent trouver leur plein statut dans un Etat dit « juif » ; et de grâce ne fermons pas innocemment ou hypocritement les yeux sur cette bombe à retardement, qu'aucun pays européen n'aurait tolérée dans son sein. C'est alors aussi qu'une société israélienne rénovée, pleinement acceptée dans un environnement arabe apaisé et modernisé, pourra rendre au judaïsme (souvent assimilé actuellement à une dimension politique, le sionisme) son rayonnement et autoriser de nouvelles « andalousies » ou de nouveaux « bagdads », traditionnellement insensibles à l'antisémitisme propre au christianisme occidental.

Espérons que ces quelques évidences trouvent une oreille attentive pour que l'Europe, et d'abord la France, se conforme aux valeurs d'universalisme dont elles se réclament. Espérons que les démocrates français, chrétiens ou non, sachent prendre de la hauteur pour se placer dans une vision universaliste « incarnée dans la chair » du monde. À défaut, les appels en faveur des « Chrétiens d'Orient » risquent de se réduire à un appel à l'exode ou à la ghettoïsation.

Boutros Hallaq



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