Arabité, christianisme, Occident
Boutros Hallaq
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Boutros Hallaq fut l’ami de Youakim Moubarak
avec qui il fonda l’association «chrétiens du monde arabe ».
Responsable de la publication de « La littérature arabe moderne »,
Boutros est bien placé pour comprendre que la notion d’« arabité »,
si elle était comprise par l’Occident,
permettrait un dépassement des oppositions religieuses
et une coexistence heureuse entre juifs, chrétiens et musulmans.


Arabité et islam

“Arabité”, c’est par ce terme que le regretté Youakim Moubarac, autrefois très proche de Louis Massignon, rend le mot arabe ‘ouroûba’, néologisme créé au cours des années 1940, dans la mouvance d’un courant politique connu plus tard sous le nom de Baas, pour désigner ce sentiment national arabe qui, au-delà des structures étatiques existantes, allait embraser la presque totalité du monde arabe. Le Père Moubarac préférait ce terme à arabisme, vocable privilégié par la littérature politique française et chargé, par sa terminaison en “isme” surtout depuis la Deuxième Guerre Mondiale, d’une connotation péjorative de célébration, voire d’exacerbation identitaire, du sentiment national. Se reconnaître dans une histoire et une culture communes pour mieux maîtriser son destin, n’était-il pas le chemin emprunté par les peuples européens à l’aube des temps modernes? Il ne s’agit pas forcément d’une volonté d’exclusion ni de domination ; et encore moins dans le cas des populations arabes qui étaient alors soumises à un pouvoir étranger et séparées les unes des autres par des frontières artificiellement dessinées. En optant pour cette traduction, Moubarac rend compte de ce qui fonde le sentiment national arabe, les valeurs de dignité et de progrès et non pas, comme le pensaient les pouvoirs coloniaux, la volonté de puissance forcément agressive.

Cependant, dans la vision de Moubarac, la notion d’arabité exprime une dynamique autrement plus puissante qui agit paradoxalement depuis l’événement muhammadien, autrement dit depuis l’apparition de l’islam. En effet, arabité relève du paradigme culturel. Est arabe, par conséquent, toute personne qui se reconnaît dans la culture arabe, au-delà de toute autre appartenance religieuse, confessionnelle ou ethnique. La distinction est ainsi faite entre arabité et islam, sans qu’il y ait forcément opposition. Ces deux champs sont parfaitement autonomes et peuvent se superposer. Tout musulman n’est pas arabe et tout arabe n’est pas musulman : une vérité de La Palice que certains continuent à ignorer. En rappelant l’autonomie du culturel, choisi comme fondement du sentiment national, on ne fait que s’appuyer sur une vérité historique: la culture arabe a connu son moment classique un siècle avant l’apparition de l’islam et elle est l’œuvre d’une population diversifiée quant à ses croyances religieuses (christianisme, judaïsme, polythéisme dans toutes leurs variantes), ses origines géographiques et même ses langues spécifiques. Dès lors parler d’arabité comprise dans ce sens, c’est opter pour une modernité résolument sécularisée.

Moubarac ne se complaît pas dans les arguments courants pour affirmer la séparation du spirituel et du temporel en islam. Il la déduit de la vision même de son fondateur : analysant le jaillissement de la pensée muhammadienne, il y lit d’abord le dépassement des valeurs de sa société d’origine.

“L’arabité, dit-il, est fondée sur l’expérience d’un homme né orphelin, analphabète et méprisé par les siens comme ‘abtar’ (incapable d’avoir un garçon). Mahomet est, au mépris et au sortir de l’arabisme, bédouin ou sédentaire, de la Jâhiliyya, le premier homme de l’arabité. Contre sa cité, où prévaut la loi du plus fort, et contre toutes les tribus de la presqu’île arabique, où prévaut la seule loi du sang, versé et vengé, cet homme institue en s’expatriant une nouvelle cité où les liens ne sont plus ceux du sang et de l’argent, mais un pacte de libre allégeance garanti par la foi. Tout le destin du monde arabe est ainsi engagé et commandé par ce point de départ de la première cité musulmane”.

Le dépassement des religions

La foi monothéiste garantissait, alors, l’égalité entre les adeptes des trois composantes, juive et chrétienne auxquelles s’ajoutait désormais la composante musulmane appelée à remplacer le polythéisme dans un univers qui ne pouvait se penser en dehors d’une vision religieuse. Ainsi la différence légitime entre les trois religions se réclamant du monothéisme était subsumée à un niveau collectif par une vision (une foi) commune garantissant l’égalité entre tous. Il suffisait de transposer cette dynamique dans les temps modernes pour, moyennant un changement de niveau, retrouver la notion de citoyen, garantissant l’égalité entre tous par l’appartenance à une nation au-delà de toute foi religieuse faisant du coup place à un groupe qui se situe d’emblée dans le champ de l’a-théisme.

Si cette démarche semble de prime abord purement théorique, elle s’imposa dans la pratique à tous les intellectuels de la Nahda, croyants ou non, à commencer par certains dignitaires religieux. Il suffit de penser à Tahtaoui, Afghani, Muhammad Abdo, à côté de Boutros Boustani ou Ahmad-Faris al-Chidyâq au XIX° siècle et de la quasi-totalité des militants de la cause nationale au XX° siècle.

Arabité et pluralisme

C’est dans une telle perspective que le maintien de la diversité monothéiste s’imposait comme garantie d’une arabité sécularisée capable d’accepter dans son sein non seulement la diversité communautaire inhérente à chaque branche monothéiste, toutes appartenances ethniques confondues, mais inhérente également à la composante se réclamant d’un athéisme plus ou moins nettement posé. Franchissant un pas de plus, il y discernait – et avant les paix “froides” entre certains pays arabes et Israël et bien avant le processus interminable dit “de paix” israélo-palestinien – la seule voie pour une résolution digne et effective du conflit israélo-arabe. En témoigne ce passage à l’accent si humaniste qui ne manque pas de rappeler Hannah Arendt et Walter Benjamin.
“Le vrai problème du monde actuel, dit-il dans le même texte, est dans le choix d’un certain type d’humanité. Ce type nouveau d’humanité est caricaturé, à la limite de la démence, dans les soi-disant progrès et succès du monde occidental, copié par le reste du monde, sur la voie de ce qu’il est convenu d’appeler le développement. Nous devons mettre radicalement en question l’esprit et les méthodes d’un développement préconisé par la civilisation moderne prédominante. Cette soi-disant civilisation a trouvé moyen, dans l’espace d’une génération, de faire deux guerres mondiales, d’envoyer six millions de juifs aux fours crématoires et d’en renvoyer deux en Palestine pour traumatiser les Arabes. Mais le monde arabe est-il encore capable, non seulement de refuser l’ancien dominateur avec ses méthodes et sa technique, mais de lui offrir dans le climat propre qui est le sien un bain de régénération?”

En mettant en lumière le principe fondateur de l’arabité comme projet de sécularisation et de rassemblement de toutes les composantes autour d’une citoyenneté moderne, Moubarac visait deux opposants irréductibles. D’une part, une idéologie dominante en Occident qui ne voit dans le nationalisme arabe qu’une ruse d’un islam revanchard, tolérant à peine les minorités chrétiennes et juives. Et d’autre part l’idéologie sioniste qui, pour se légitimer comme état juif, cherchait à s’accaparer la composante juive des sociétés arabes et à éradiquer la composante chrétienne. Cette idéologie, perceptible dans les mémoires de personnalités politiques israéliennes (Moshé Dayan, à titre d’exemple), vise, en effet, à réduire le conflit à un clivage religieux entre islam et judaïsme pour mieux occulter la dimension nationale.

L'échec de l'arabité

La dynamique de l’anti-arabité a réussi au-delà de tout espoir, objectivement aidée de manière consciente ou inconsciente par l’impéritie des élites arabes et la défense d’intérêts égoïstes de nombreux régimes. La composante juive a été, souvent par une violence caractérisée, déracinée à travers le monde arabe, du Maroc à l’Iraq et du Yemen à la Syrie, par l’appareil mondialisé de la puissance sioniste et au mépris même d’un large secteur de la communauté juive arabe et des consciences juives éclairées de par le monde. Cette action a été accompagnée et relayée par une politique à courte vue des décideurs politiques en Occident, à quelques exceptions notables près. Tout a été mis en œuvre pour détruire la volonté, que représentait l’Egypte de Nasser, de constituer un pôle arabe intégré capable de défendre ses intérêts et ses citoyens. Le paroxysme fut atteint avec l’agression de 1967 («La guerre des six jours »). Le monde arabe en fut durablement déchiré; la Palestine fut livrée à l’occupation israélienne plus violente de jour en jour. Des régimes militaires, affichés comme tels ou masqués par un parlementarisme de façade, se sont installés n’ayant d’autre préoccupation que d’assurer leur survie, le dernier venu étant celui de Ben Ali qui vient de s’écrouler. Le centre de gravité du pouvoir social, culturel et politique s’est déplacé vers les monarchies pétrolières, notamment l’Arabie Saoudite dont l’archaïsme invétéré s’est infiltré partout, avec la complicité plus ou moins avouée des puissances occidentales protectrices. C’est alors que le fondamentalisme religieux puis l’extrémisme islamique sont venus s’engouffrer pour remplir le vide ainsi sciemment et imprudemment créé.

Youakim Moubarak, dans le sillage de Louis Massignon

C’est sous cet éclairage qu’il convient de lire le combat de Youakim Moubarac pour maintenir la diversité religieuse dans le monde arabe, dont le christianisme constituait le volet le plus important surtout après le laminage du judaïsme. Jamais il ne s’est agi pour lui de défendre une spécificité chrétienne ghettoïsée. Sinon, il ne se serait pas placé à l’avant-garde d’un mouvement pour la transformation des églises orientales dans la fidélité à leurs racines et leur histoire commune avec ceux qui sont depuis quinze siècles leurs voisins et devenus maintenant leurs concitoyens: il était le promoteur trahi d’un concile antiochien susceptible de redonner à l’église maronite à laquelle il était si attaché sa place prophétique. Il ne se serait pas engagé aussi loin, non plus, dans le dialogue islamo-chrétien dans le sillage du visionnaire Louis Massignon, tout en proposant humblement des pistes pour une vraie régénération de l’islam.

Ayant œuvré avec lui, notamment dans le cadre de l’Association “Chrétiens du monde arabe et leurs amis”, je peux en témoigner en connaissance de cause. Créée après l’invasion du Liban et l’occupation de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982, cette association visait à arracher la cause “chrétienne” à la solidarité confessionnelle des églises occidentales, solidarité qui n’était le plus souvent qu’un appendice de leur soutien aveugle à la politique israélienne quelle qu’elle soit; et la transformer en une solidarité citoyenne d’abord avec les deux peuples, libanais et palestinien, engagés l’un comme l’autre dans la défense de leur avenir national sans distinction de religion ou de communauté; puis l’investir, par là-même, dans l’œuvre de modernisation du monde arabe, seule voie pour le développement, le dialogue avec l’Occident et l’instauration d’une paix digne et d’égal à égal avec la puissance d’occupation israélienne. Bref, il s’agissait de lever les handicaps à l’avènement d’une arabité humaniste. Signalons que cette association fut à l’origine du premier appel à une reconnaissance mutuelle ouvrant la voie à des négociations effectives.

Soumission aux forces américaines et sionistes

La déception de Youakim Moubarac était à la mesure de la foi qu’il accordait à la France tant dans sa composante politique – encore vivante dans le projet gaullien – que dans sa composante religieuse, légèrement confondue avec la stature d’un Massignon. La politique française cédait aux pressions américaines et aux groupes de pression sionistes, tout en essayant d’amadouer ses partenaires des pays pétroliers afin de préserver ses intérêts économiques, renvoyant les peuples arabes à leur incapacité. Les institutions religieuses – et je ne parle que d’elles – étaient réticentes à toute prise de position conforme aux principes affichés, écrasées qu’elles étaient par le poids de leur culpabilité vis-à-vis de la communauté juive; elles croyaient se dédouaner en soutenant politiquement la fraction la plus dure de la communauté chrétienne libanaise et en distribuant ses largesses financières à quelques milieux chrétiens en dehors du Liban. Je peux même témoigner de la condescendance avec laquelle politiques et dignitaires religieux traitaient nos appels ou acceptaient de recevoir des personnalités comme Monseigneur Michel Sabbah, alors Patriarche de Jérusalem. De même je n’oublierai pas le désarroi dans lequel les plongeait la présence à nos côtés de personnalités juives critiques à l’égard de la politique israélienne: toutes juives qu’elles étaient, ces personnalités étaient suspectées d’autodénigrement, voire d’antisémitisme (dans la même veine que le procès intenté à Stéphane Hessel, vingt ans plus tard). Si la situation actuelle persiste, ces courageux et lucides responsables, qui ont acquiescé à la disparition des communautés juives arabes, pourront bientôt verser des larmes de crocodile sur celle des arabes chrétiens tout en en accusant l’islam.

Boutros Hallaq

Ce texte est extrait du livre «L’Eglise se fait conversation» de «Michel Jondot et ses amis». Il s’achève sur une vision plus optimiste : Boutros Hallaq évoque les personnalités et les associations qui sont à l’écoute réelle du Proche-orient.


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