Approches 92

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Le choix d’un groupe islamo-chrétien :
se mettre au service d’une société fraternelle.

Une volonté commune

1994 - 1995 Une trentaine de personnes se réunissent régulièrement pour envisager la création d’une association 1901. Jusque-là, dans les Hauts de seine, le travail de Relations avec l’Islam, du côté chrétien, était assuré par Michel Jondot – l’évêque lui en avait confié la tâche – et par trois autres personnes qui l’avaient rejoint. D’abord par Hélène et Joêl Mazoyer, ensuite par Jacqueline Lescuyer qui eut, pendant des années, à assurer un important travail de secrétariat.

L’idée avait surgi, après une rencontre islamo chrétienne à Nanterre. Dans un échange autour de Monseigneur Favreau, l’évêque de Nanterre et Sheikh Kettab, l’Imam de la Mosquée d’Asnières, Saad prit la parole. Certes, il approuvait et admirait la beauté et la noblesse des propos entendus. Mais il ajoutait que pour aller jusqu’au bout de la volonté de rencontre, il convenait qu’entre musulmans et chrétiens naisse une volonté commune de s’engager au service de la société. Michel Jondot l’avait chaudement approuvé. Quelque temps après Saâd le sollicitait à propos de ce projet. Ils étaient tous deux persuadés que la foi des uns et des autres n’était pas seulement l’affirmation d’un contenu de vérités auxquels chacun adhérait ni une série de pratiques plus ou moins ostentatoires qui nous distinguait. Le Dieu d’Abraham que nous professons s’affirme en des religions particulières. En islam et christianisme la foi est un consentement – les musulmans disent une soumission  – à la Volonté d’un Autre. Dans le contexte où nous vivions et où bien des hommes et des femmes étaient au nombre des exclus, en particulier dans les milieux musulmans issus de l’émigration, la tâche n’était pas difficile à découvrir. «   Faisons un pas, disait Abssi, créons une association du type loi 1901 ».

Hommes d’affaires à la Défense, immigrés dans les cités

Quelques chrétiens et quelques musulmans se mirent au travail. Ils étaient en nombre égal. Mohammed Benali rejoignait le groupe. Ce jeune Marocain, après des études religieuses à Oujda, était venu faire une école supérieure de Commerce à Paris. Habitant de Gennevilliers, il priait dans la modeste mosquée Ennour, à l’écart de la ville, au milieu du Port. Libéré de ses études, il s’est mis au service de cette petite communauté. Son premier réflexe fut de la sortir de sa mise à l’écart. Il entra en contact avec différentes personnalités de l’entourage et en particulier avec Michel Lepape, le Curé de la ville. Celui-ci l’orienta vers notre équipe au moment où elle allait se mettre en place. L’époque était à la naissance du dialogue inter religieux. Deux ans plus tôt Mohamed Zeïna, un Comorien, et le Père Michel Lelong avaient créé le GAIC. Leur but consistait à organiser des Conférences avec des personnalités importantes et de faire, comme le dit leur site aujourd’hui, «  se rencontrer autour d’une table » des musulmans et des chrétiens. Fallait-il que l’Association leur emboîte le pas ? A la « réflexion autour d’une table », le groupe a préféré l’action au service d’un Département (les Hauts-de-Seine) où les inégalités sont grandes entre les hommes d’affaires de La Défense et les immigrés en chômage, entre les habitants de Neuilly et ceux des cités de banlieue. Créer des relations entre musulmans et chrétiens non seulement pour faciliter la rencontre mais pour ensemble œuvrer à faire advenir une société au service des plus démunis. Après avoir décidé de se désigner « Approches islamo chrétiennes dans les Hauts de Seine » notre groupe déposait ses statuts à la Préfecture. En juin 1994 le Journal Officiel reconnaissait notre existence.

Dès la rentrée suivante, nous nous mettions d’accord sur un règlement intérieur. Nous insistions, certes, sur les objectifs que nous nous étions fixés : le service des exclus. Nous précisions, bien sûr, la dimension religieuse de notre regroupement mais nous insistions sur deux points. Nous affirmions que l’action à mener n’aurait rien de confessionnel et, d’autre part, nous refusions que l’un ou l’autre d’entre nous se considère comme le représentant d’une instance religieuse, qu’elle soit chrétienne ou musulmane : mosquée, paroisse, diocèse. Ceci s’accompagnait néanmoins de l’affirmation que notre collaboration était islamochrétienne.

La Caravelle

Très vite l’occasion nous fut offerte de nous mettre au service d’une cité particulièrement défavorisée, « La Caravelle » à Villeneuve-la- Garenne, dans la boucle Nord de la Seine. C’était là qu’on trouvait la barre de béton la plus longue d’Europe. Environ 6000 personnes y résidaient, dont la moitié avait moins de vingt ans. Elle était considérée comme la poubelle du Département. Violence et drogue y étaient le pain quotidien. La pauvreté y était si intense que la plupart des commerçants, faute de clients, y fermaient boutique. Seuls résistaient vaillamment l’épicerie-boucherie de Zorha, la Marocaine, et la Pharmacie de Monsieur Ackoun, un ancien pied-noir, sachant parler avec fermeté et respect à une population en majorité maghrébine. Un centre culturel tenait encore debout ; le Directeur, après beaucoup d’autres, venait de le quitter. En général on ne tenait pas longtemps à ce poste.

Un petit local nous fut confié qui fut inauguré le 18 février 1995. Le Maire, Monsieur Prévot, nous avait fait l’honneur de participer à cette modeste cérémonie. Etaient là également, une jeune femme du Centre Culturel ainsi qu’un animateur tunisien, Taieb, dont très vite nous avons su apprécier le courage, la persévérance et la cordialité. A proximité, un centre de loisir et de jeunesse, dans le Parc des Chanteraines, était confié à la police  : Jean-Claude Porcheron, son responsable, ainsi qu’un ami personnel de la Préfecture, étaient venus nous encourager par leur présence. Aucune personne de la cité ne s’était déplacée.

« Retourne chez toi ! »

Entrer en contact avec la population ne fut pas aisé : en réalité nous étions des étrangers dans un monde replié sur soi-même. Les adolescents venaient nous harceler de façon parfois violente : par deux fois la voiture de l’un d’entre nous fut criblée de balles. « Retourne chez toi » : à plusieurs reprises cette réflexion nous était lancée à la figure. Pourtant nous avons tenu bon. Notre local s’ouvrait sur une allée devant laquelle passaient les enfants en rentrant de l’école. Voici qu’un soir un groupe de gamins, sans y avoir été invités, l’envahissait. Le mobilier était rudimentaire : une table de jardin en plastique et quelques chaises. Dans un brouhaha indescriptible, chacun cherchait à placer livres et cahiers : Saad et Michel étaient là pour faire face. A vrai dire ils ont été vite écrasés et par l’agitation de ces enfants arrivant en fin de journée et par l’impossibilité de s’intéresser à chacun.

Par la suite nous nous sommes organisés. Nous avons pu obtenir un second local assez vaste pour répartir les élèves dont le niveau s’étalait du CP à la Troisième. Dans un contexte sur lequel nous reviendrons, la Préfecture nous permit d’embaucher une « adulte-relais » : Rabiah ; elle connaissait les familles des enfants que nous accueillions et nous faciliterait les relations avec les parents. Plusieurs adultes et jeunes nous avaient rejoints : des apprentis en psychologie qui faisaient un stage, quelques autres étudiants que nous pouvions embaucher, lorsque nous eûmes un peu de subventions, André, un cadre commercial à la retraite, Jean-Sébastien, un doctorant en droit, Michel Lepape, le curé de Gennevilliers, un ingénieur, Hubert de Chergé, le frère de Christian. Etienne Subtil, un médecin, vint nous rejoindre lorsqu’il prit sa retraite.

Saad l’Algérien
et la maman du Prieur de Tibhirine

Il est intéressant de noter comment Hubert nous a rencontrés Lorsqu’on apprit l’enlèvement des moines de Tibhirine, Michel téléphona aussitôt à la maman de Christian qu’il avait connu au Séminaire. Il lui disait sa sympathie lorsque sans qu’il soit attendu, Saad, ce grand amoureux de l’Algérie, pénétrait dans le bureau de Michel qui lui passa la communication ; ils échangèrent des propos lourds d’émotion. Lorsque, quelques mois plus tard, le monde connut leur fin tragique, nous étions disponibles pour préparer une célébration interreligieuse, Hubert prenait contact avec nous. Nous décidions une très belle rencontre dans la chapelle des Bénédictines de Vanves. Le sanctuaire était plein à craquer  : tous les imams du Département s’étaient déplacés. On y évoqua la belle parabole du puits où Christian et son ami musulman cherchaient l’eau de Dieu pour se désaltérer. Il semble bien que c’est en cette circonstance que pour la première fois fut lu ce fameux testament spirituel qu’on considère comme l’un des plus beaux textes mystiques du XXème siècle.

A l’issue de cet événement, Hubert de Chergé nous rejoignait. Rencontrer «  La Caravelle » lui permettait d’entrer dans le monde musulman et de poursuivre, à sa façon, dans une banlieue parisienne, le voisinage que son frère avait vécu dans son Prieuré de Tibhirine. Par ailleurs, s’était constitué un groupe de spiritualité qui se réunissait tous les vendredis soir. On lisait une page de Coran et une page d’Evangile en nous efforçant d’entrer dans la compréhension mutuelle des uns et des autres.

Il se trouve, en effet, que si nous avions un comportement absolument laïc dans l’aide apportée aux enfants, nous étions bien conscients que c’était au titre de nos références religieuses ; ces rencontres nous permettaient de ne pas l’oublier. Il est amusant de rappeler que sur un meuble de bois blanc, nous avions mis, côte-à-côte, le Coran et la Bible. Ce signe n’avait rien d’ostentatoire mais il symbolisait plus que nous ne le pensions. Nous en avons eu la manifestation à propos d’un accident malheureux. Bien que l’aide aux devoirs ait fonctionné de manière à peu près régulière, notre présence avait à faire face à bien des difficultés. En particulier, vint un jour où nous nous sommes trouvés devant un local complètement pillé : plus de chaises, plus de tables, plus de livre et, bien sûr, plus d’ordinateur. Tout avait été vidé. Seul pourtant avait été épargné le meuble en bois et les deux livres saints. Nos visiteurs nocturnes ont vu, dans le sacrilège, une limite à ne pas franchir.

Avant de poursuivre l’exposé sur la dimension spirituelle de notre expérience, il faut présenter un personnage dont le rôle fut important dans la suite de notre aventure.

Le monde féminin

Nous avions constaté que la plupart des résidents de La Caravelle ne sortaient guère des limites de la Cité. Nous pensions qu’il était bon d’élargir leur horizon. Chaque dimanche on s’efforçait de faire venir quelques personnalités significatives  : peintres, romancier, calligraphes. Quelques pères accompagnaient leurs enfants et permettaient ainsi que s’ouvre un dialogue avec des adultes. En revanche, nous ne connaissions aucune maman. Il est vrai qu’on ne trouvait que des hommes pour animer nos initiatives. Christine Fontaine a bien voulu quitter ses activités et se mettre tout entière au service de notre association. Grâce à elle, le monde féminin put être rejoint. Le point de départ fut le recours au témoignage d’une jeune sociologue anglaise qui faisait une thèse sur l’insertion des maghrébines par le tissage dans les villages d’Afrique du Nord. Une démonstration sommaire dans notre petit local déclenchait le déplacement des femmes de la cité. Jeunes adolescentes, jeunes mamans ou vénérables grands-mères vinrent en foules tenter de retrouver les gestes de leur enfance ou de leurs ancêtres. Nous reviendrons sur cette expérience qui permit à Christine de rejoindre l’aventure d’Approches 92.

L’Abbaye de Bellefontaine

Christine connaissait bien la spiritualité cistercienne et le rôle des moines bénédictins en Occident. Ce sont eux, qui d’une terre de friches, firent de la Gaule un pays habitable. Accompagnant la prière, leur travail s’avéra efficace  : « ora et labora », « prie et travaille » est leur devise. Pourquoi aujourd’hui ne retrouveraient-ils pas cette vocation pour sortir les cités du bourbier dans lequel s’enlisent les populations défavorisées qui y sont parquées ? Et, pour cela, pourquoi un Prieuré ne viendrait-il pas s’installer à La Caravelle ? Le rythme de leur prière, sans doute, serait vite perçu favorablement par la population musulmane. La proposition de Christine plut au groupe. On écrivit au Supérieur Général pour l’interroger sur ce projet qu’il approuva chaudement. Hélas ! Il aurait fallu trouver en France des moines dont les Pères Abbés ou les Prieurs seraient prêts à se séparer ! Seule l’Abbaye de Bellefontaine répondit à notre appel pour prendre contact avec nous et nous dire son regret de ne pas avoir de jeunes moines en nombre suffisant. Le Père Abbé, Dom Etienne, était particulièrement sensible à notre démarche. Trois de ses moines, la même semaine et sans se concerter le moins du monde, étaient venus, quelques années plus tôt, le prier de les envoyer à Tibhirine. Certes, il n’y a pas de moine à La Caravelle mais le contact est noué avec Bellefontaine. Ils sont venus à 3 pour passer un Week-End avec nous et faire connaissance de nos amis de la cité. Un groupe de plusieurs personnes, musulmanes et chrétiennes, à deux reprises sont allés chez eux. Belle occasion pour Saad de nous rappeler que le Coran manifeste un grand respect pour les moines.

Des tisserandes dans une cité

Cet échec ne découragea pas Christine. Elle exploita la découverte qu’on venait de faire et lança des activités de tissage. On trouva sur place un ami de la cité pour construire un cadre pouvant servir de métier à tisser ; elle repéra dans la cité une personne assez habile pour apprendre la technique à quelques maghrébines du voisinage. Il fallut trouver de la laine : une amie arménienne faisait le tour des ateliers de ses compatriotes pour récupérer quelques fins de bobine devenues inutiles professionnellement et dont on nous faisait gentiment cadeau. Nous ne savons plus par quel moyen nous avons réussi à obtenir de la laine de mouton qu’une maghrébine était capable de carder. On a dû se munir d’instruments dont nous n’avions pas l’idée, un ourdissoir par exemple. Christine, après s’être documentée, s’est arrangée pour bricoler plusieurs métiers. Ainsi démarrait un atelier.

Ce n’est pas sans efforts que ce groupe de femmes réussit à produire quelques œuvres présentables. Mais, dans ce milieu défavorisé, on comprend mal l’intérêt d’un travail gratuit. Très vite ces apprenties-tisserandes posèrent la question d’une rémunération. Etait-il possible de vendre le résultat de leurs travaux ? On réussit à faire une « exposition – vente » dans les locaux du Prieuré de Vanves. Le décor ne manquait pas d’originalité ; on avait reconstitué toutes les étapes de construction de nos tapis, depuis le cardage de la laine jusqu’au moment où l’on coupait les derniers fils retenant le tapis, en passant par le montage de la chaîne. Les résultats de nos efforts ne furent pas nuls. Le nombre de nos visiteurs fut relativement important et nous avons ramassé quelques sous mais nous apprîmes très vite qu’il était absolument interdit de verser à quiconque le moindre centime. Nous ne pouvions verser que sous forme de « Bons d’achat ». Ces femmes attendaient autre chose. Ce qu’elles recevaient ne leur permettait pas de trouver ce qu’elles doivent mettre dans l’assiette de leurs enfants ! L’expérience avait été intéressante mais elle serait, il fallait le craindre, sans lendemain.

Le comité de rédaction


Photos de La Caravelle à Villeneuve-la-Garenne (92)

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