Les " anciens " dans le texte biblique

Anne-Sophie Vivier-Muresan
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Les textes bibliques ne cachent rien des vicissitudes des relations humaines. Ils les explorent au contraire, en proposant une interprétation, une vision et une orientation éthique. Ainsi en va-t-il de la place des « anciens » dans nos familles et dans nos sociétés. Le récit biblique nous donne à voir des relations constrastées entre générations, où respect et affection le disputent au mensonge et à la ruse.


Des constats cruellement réalistes

Les vies des patriarches en donnent de bons exemples. L’image d’Epinal en fait des doyens respectés entourés d’une famille nombreuse, obéissante et aimante. La réalité du texte biblique est autre. Prenons Isaac, le fils d’Abraham. Alors qu’il est devenu vieux et aveugle, il est trompé par sa femme Rebecca et par son second fils, Jacob. Lui qui souhaitait offrir sa bénédiction à Esaü, son aîné et son fils préféré, se retrouve à bénir par erreur Jacob qui, avec la complicité de sa mère, s’est revêtu d’une peau de bête et s’est fait passer pour son poilu de frère (Gn 27, 1-29). Jacob, une fois vieux, aura lui-même à pâtir de ses fils : ceux-ci, jaloux du dernier, Joseph, qu’il leur préférait car il était le « fils de sa vieillesse », le vendent en esclavage après avoir voulu le tuer. De retour au camp, ils n’hésitent pas à mentir sans vergogne à leur père et à le plonger dans un deuil inconsolé en lui annonçant que Joseph a été dévoré par une bête sauvage dans le désert, brandissant sous ses yeux, pour mieux le tromper, la tunique de son fils chéri qu’ils avaient préalablement plongée dans le sang d’un bouc (Gn 37, 1-35).

Pareillement, le texte biblique, tout en reconnaissant dans une longue expérience le plus grand trésor des anciens (Ecc 25, 5-6), n’ignore pas que vieillesse ne rime pas nécessairement avec sagesse. Pensons aux deux vieillards qui harcelèrent la belle Suzanne puis la firent passer pour coupable (Dn 13). Il n’est pas d’exemple plus éclatant, toutefois, que celui du roi Salomon. La Bible reconnaît en lui l’homme qui a préféré « un cœur plein de jugement » à tout autre don que Dieu lui proposait, et à qui Dieu donna en réponse une sagesse « plus grande que la sagesse de tous les fils de l’Orient et que toute la sagesse de l’Egypte » (1 Rois 5, 10), devant laquelle la reine de Saba elle-même dut s’incliner. Et pourtant, dans son vieil âge, il laissa ses nombreuses femmes « païennes » le détourner du culte du vrai Dieu : lui à qui était revenu le privilège de construire le Temple où reposait l’arche d’alliance, éleva pour finir nombre de sanctuaires aux divinités étrangères, attirant sur lui et ses descendants la colère du Très-Saint.

La Bible n’idéalise donc ni la vieillesse ni les relations entre générations – car elle connaît les profondeurs du cœur humain : manque d’équité, jalousie, désir de dominer, oubli de Dieu… C’est dans le tissu des passions humaines que la vieillesse creuse son chemin et que se construit la place de nos anciens.


Les « anciens », maillon clé de l’Alliance

Et pourtant, la Bible ne saurait se contenter de ces constats. Elle propose une vision et une orientation éthique. Les nombreux récits qui la composent nous dévoilent le projet de Dieu pour nos relations humaines. En ce qui concerne les anciens, ce projet est celui d’une relation de dépendance et de respect mutuel fondée sur le don de la vie. Les anciens sont ceux qui ont donné la vie, à leurs enfants mais aussi à l’ensemble du clan issu de ces derniers. Une vie qui n’est pas seulement biologique : avec la vie, c’est la bénédiction, la promesse divine qu’ils leur transmettent. Cette vision guide la longue histoire des patriarches, en commençant par Abraham, qui reçut de Dieu ces paroles : « Je te bénirai, je magnifierai ton nom » (Gn 12, 3). La transmission de cette bénédiction de génération en génération est un motif clé de cette longue histoire. Promesse qui est promesse de vie, promesse d’un chemin ouvert par-delà les obstacles. Les anciens sont les garants de la promesse. Ils le sont car ils sont aussi la mémoire du peuple. Ils sont témoins des bienfaits – voire des miracles – de Dieu dans leur histoire, ou du moins dépositaires de leur mémoire et peuvent à leur tour en témoigner auprès des plus jeunes, en redire le récit – à une époque où la transmission était d’abord orale. Quant on sait l’importance dans la foi juive du souvenir de Dieu et de son action salvifique en faveur de son peuple, on comprend l’importance des anciens. La mémoire est le pendant de la bénédiction : pour hériter de cette dernière, pour la voir se déployer et fructifier, il faut garder mémoire de Celui qui libéra le peuple et lui ouvrit un chemin vers la « terre », garder mémoire de ses commandements. Telle est l’Alliance, dont les anciens sont un élément clé. Ecoutons ces paroles du Deutéronome (l’un des livres de la Torah), par lesquelles Dieu s’adresse au peuple hébreu au milieu des épreuves du désert qui succèdent à la sortie d’Egypte  : « Mais prends garde ! Garde bien ta vie, ne va pas oublier ces choses que tes yeux ont vues, ni les laisser en aucun jour de ta vie sortir de ton cœur ; enseigne-les, au contraire, à tes fils et aux fils de tes fils » (Dt 4, 9).

On comprend alors l’importance de l’épisode de la présentation au Temple, dans l’Evangile de Luc (Lc 2, 33-38). La tradition veut que Jésus, fils premier né, soit présenté et consacré à Dieu au Temple de Jérusalem, quarante jours après sa naissance. Marie et Joseph y souscrivent et se rendent au lieu saint. Au cœur de ce récit se trouve la rencontre, dans le Temple, de Jésus avec deux « anciens » : le «  juste et pieux » Syméon, qui attendait « la consolation d’Israël  », et Anne, la prophétesse, qui y vivait recluse depuis des années. Tous deux figures de la première Alliance passée avec Abraham et Moïse, ils reconnaissent en Jésus le Messie et l’annoncent à voix haute. Porteur de la bénédiction, Syméon la transmet à Jésus et ses parents ; porteurs de la mémoire et de l’attente d’Israël, tous deux proclament qu’elles trouvent en Jésus son accomplissement.

En retour du don reçu, les plus jeunes doivent aux anciens respect et fidélité. La Bible le signifie en de nombreux passages. On connaît bien le 5e commandement : « Honore ton père et ta mère  », on connaît moins souvent ce qu’il entraîne : « afin que se prolongent tes jours et que tu sois heureux sur la terre que Yahvé te donne » (Dt 5, 16). Un autre livre biblique, L’Ecclésiaste, explicite ce commandement à plusieurs reprises :

« De tout ton cœur honore ton père et n’oublie jamais ce qu’a souffert ta mère. Souviens-toi qu’ils t’ont donné le jour : que leur offriras-tu en échanger de ce qu’ils ont fait pour toi ? » (Ecc 7, 27-28)

« Mon fils, viens en aide à ton père dans sa vieillesse, ne lui fais pas de peine pendant sa vie. Même si son esprit faiblit, sois indulgent, ne le méprise pas, toi qui es plein de force. Car une charité faite à un père ne sera pas oubliée, et, pour tes péchés, elle te vaudra réparation. Au jour de ton épreuve Dieu se souviendra de toi, comme glace au soleil s’évanouiront tes péchés. Tel un blasphémateur, celui qui délaisse son père, un maudit du Seigneur, celui qui fait de la peine à sa mère. » (Ecc 3, 12-16)

Il n’était pas inutile de citer ces versets in extenso : si on connaît généralement le 5e commandement, on n’a pas toujours conscience du poids qu’il représente : il est condition du bonheur, source de bénédiction, purification du péché. Bref, comme les autres commandements il participe de l’Alliance, au même titre que l’interdit d’idôlatrie ou l’interdit du meurtre.


Les anciens, « héros » privilégiés de Dieu

sa femme, Sara, ne peut s’empêcher de rire, devant leur grand âge et sa stérilité : quelle idée absurde ! (Gn 18, 11-12) Et pourtant, un an plus tard, elle donne naissance à un fils, Isaac… A combien d’autres couples âgés et stériles Dieu n’ouvre-t-il pas un chemin au fil du texte biblique… jusqu’à Zacharie et Elisabeth, parents de Jean le Baptiste. Oui, les « héros » de Dieu sont bien souvent des « anciens », des enfants (qui ne pense à David, combattant Goliath du haut de son tout jeune âge et à mains nues ?) ou des femmes (Judith, Esther, Ruth, Marie…) – c’est-à-dire des « faibles » car la force de l’homme, ne cesse d’affirmer la Bible, est celle de Dieu-même : c’est en s’en remettant à Dieu, dans un acte de confiance totale, que l’homme trouve la puissance de vaincre les obstacles qui obscurcissent la voie de la promesse. Et pour s’en remettre à Dieu, il faut se savoir faible et dépendant. Plus encore, en choisissant pour « héros » des anciens, Dieu révèle son vrai visage : un Dieu d’espérance et de salut, qui ouvre des chemins nouveaux à tous ceux qui s’en remettent à lui, quel que soit le passé, son poids de douleur et d’échec.

À nous de savoir recueillir ces divers enseignements. À nous de savoir reconnaître le don et la bénédiction reçue des générations passées, à nous de savoir recueillir leur mémoire, avec respect et attention, à nous de croire dans l’importance de transmettre à notre tour le don, la bénédiction, la mémoire de notre histoire et le témoignage de notre foi. À nous de rester fidèles à ceux qui autour de nous viellissent et faiblissent – sans jamais oublier ce que nous leur devons. À nous, enfin, de croire qu’il n’est pas d’âge pour être le « compagnon » de Dieu et pour voir s’ouvrir des routes inattendues. Je finirai avec le souvenir de cette dame âgée de plus de 75 ans rencontrée il y a quelques années. Elle témoignait, avec une fraîcheur extraordinaire, de la grâce reçue quelques années plus tôt dans le sacrement de réconciliation : lui était revenue à la mémoire une violence subie alors qu’elle était encore enfant, une violence dont son esprit, pour pouvoir survivre, avait étouffé et enfoui le souvenir au plus profond, mais qui avait secrètement, depuis ce lieu d’oubli, distillé son poison, jusqu’à l’empêcher au final de bâtir une famille. Elle racontait comment, à 70 ans passés, elle avait vécu une vraie résurrection et louait, les yeux pétillants de joie, ce Dieu qui lui offrait une vie nouvelle !

Anne-Sophie Vivier-Muresan

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